III
À vingt-huit ans, le docteur Juvenal Urbino était le plus apprécié des célibataires. Il revenait d’un long séjour à Paris où il avait fait des études supérieures de médecine et de chirurgie, et dès l’instant où il posa le pied sur la terre ferme, ses méthodes surprenantes montrèrent qu’il n’avait pas perdu une seule minute de son temps. Il était revenu plus coquet que lorsqu’il était parti, plus maître de son caractère, et si aucun des camarades de sa génération ne semblait aussi sérieux et aussi savant que lui, aucun non plus ne dansait mieux les danses à la mode ni n’improvisait mieux au piano. Séduites par ses charmes personnels et par la certitude de sa fortune familiale, les jeunes filles de son rang tiraient en secret au sort pour jouer à rester avec lui, lui jouait à rester avec elles, et il parvint à garder cet état de grâce, intact et séducteur, jusqu’au jour où il succomba sans résistance aux enchantements plébéiens de Fermina Daza.
Il se plaisait à dire que cet amour avait été le fruit d’une erreur clinique. Lui-même ne pouvait croire que ce fût arrivé à un moment de sa vie où toute son énergie et sa passion étaient concentrées sur le sort de sa ville dont il avait dit trop souvent sans y réfléchir à deux fois qu’il n’y en avait au monde d’autre qui l’égalât. À Paris, un jour d’automne tardif, alors qu’il se promenait au bras d’une fiancée occasionnelle, il lui avait semblé impossible de concevoir un bonheur plus pur que celui de ces après-midi dorés, avec l’odeur agreste des marrons dans les braseros, les accordéons languides, les amoureux insatiables qui n’en finissaient pas de s’embrasser aux terrasses des cafés, et cependant il s’était dit, la main sur le coeur, qu’il ne changerait pas pour tout cela un seul instant de ses Caraïbes natales en avril. Il était encore trop jeune pour savoir que la mémoire du coeur efface les mauvais souvenirs et embellit les bons, et que c’est grâce à cet artifice que l’on parvient à accepter le passé. Mais lorsqu’il vit de nouveau, depuis le bastingage, le promontoire blanc du quartier colonial, les charognards immobiles sur les toits, le linge des pauvres mis à sécher aux balcons, il comprit à quel point il avait été une victime facile des pièges charitables de la nostalgie.
Le bateau s’ouvrit un passage dans la baie à travers un édredon flottant d’animaux noyés, et la plupart des passagers se réfugièrent dans les cabines, fuyant la puanteur. Le jeune médecin descendit la passerelle vêtu d’un costume d’alpaga parfait, avec gilet et guêtres, portant une juvénile barbe à la Pasteur et des cheveux séparés par une raie au milieu nette et pâle, assez maître de lui pour dissimuler sa gorge nouée non de tristesse mais de terreur. Sur le quai presque désert gardé par des soldats sans chaussures et sans uniformes, l’attendaient ses soeurs et sa mère ainsi que ses plus chers amis. Il les trouva abattus et sans avenir en dépit de leurs airs mondains. Ils parlaient de la crise et de la guerre civile comme de choses lointaines et étrangères, mais tous avaient dans la voix un tremblement et dans les pupilles une incertitude qui trahissaient leurs mots. Celle qui l’émut le plus fut sa mère, une femme encore jeune qui s’était imposée dans la vie par son élégance et son dynamisme social, et qui maintenant se fanait à petit feu dans l’odeur camphrée de ses voiles de veuve. Elle dut se reconnaître dans le trouble de son fils car elle le devança en lui demandant, pour sa propre défense, pourquoi il avait cette peau translucide qui ressemblait à de la paraffine.
« C’est la vie, mère, lui dit-il. À Paris, on devient vert. »
Peu après, suffocant de chaleur à côté d’elle dans la voiture fermée, il ne put supporter davantage l’inclémence de la réalité qui entrait à gros bouillons par la fenêtre. La mer semblait de cendre, les anciens palais des marquis étaient sur le point de succomber devant la prolifération des mendiants, et il était impossible de déceler la fragrance capiteuse des jasmins derrière les émanations mortelles des égouts à ciel ouvert. Tout lui semblait plus petit que lorsqu’il était parti, et il y avait tant de rats affamés dans les immondices des rues que les chevaux de la voiture trébuchaient, effrayés. Sur la longue route entre le port et sa maison, au coeur du quartier des Vice-Rois, il ne trouva rien qui lui parût digne de ses nostalgies. Vaincu, il tourna la tête afin que sa mère ne le vît pas, et se mit à pleurer en silence.
L’ancien palais du marquis de Casalduero, résidence historique des Urbino de la Calle, n’était pas celui qui se dressait avec le plus de fierté au milieu du naufrage. Le docteur Urbino le découvrit, le coeur en miettes, dès qu’il eut traversé le vestibule ténébreux, lorsqu’il vit le puits poussiéreux du jardin intérieur et les taillis en friche où se promenaient des iguanes, et s’aperçut que dans le vaste escalier aux rampes de cuivre qui menait aux pièces principales il manquait de nombreuses dalles de marbre et que beaucoup étaient cassées. Son père, un médecin plus dévoué qu’éminent, était mort lors de l’épidémie de choléra qui avait ravagé la population six années auparavant et avec lui était mort l’esprit de la maison. Dona Blanca, sa mère, accablée par un deuil prévu pour être éternel, avait remplacé par des neuvaines vespérales les célèbres veillées lyriques et les concerts de musique de chambre de son défunt mari. Les deux soeurs, en dépit de leurs grâces naturelles et de leur nature enjouée, étaient de la chair à couvent.
La nuit de son retour, effrayé par l’obscurité et le silence, le docteur Juvenal Urbino ne put fermer l’oeil un seul instant et récita trois rosaires à l’Esprit saint ainsi que toutes les prières dont il se souvenait et qui servaient à conjurer calamités, naufrages et tout péril aux aguets dans la nuit, tandis qu’un butor qui s’était faufilé par la porte mal fermée chantait toutes les heures, à l’heure juste, à l’intérieur de la chambre. Les cris d’hallucinations des folles dans l’asile voisin du Divin Pasteur, la goutte inclémente du filtre en pierre dans la jarre dont la résonance emplissait la maison tout entière, les pas d’échassiers du butor égaré dans la pièce, sa peur congénitale du noir et la présence invisible du père mort dans la vaste demeure endormie ne cessèrent de le tourmenter. Lorsque le butor chanta cinq heures, en même temps que les coqs du voisinage, le docteur Juvenal Urbino recommanda son corps et son âme à la divine providence car il ne sentait pas le courage de vivre un jour de plus dans sa patrie en ruine. Cependant, l’affection des siens, les dimanches à la campagne, les louanges empressées des jeunes filles de son entourage finirent par mitiger l’amertume de l’impression première. Il s’habitua peu à peu aux chaleurs d’octobre, aux odeurs excessives, aux jugements prématurés de ses amis, au demain on verra, docteur, ne vous inquiétez pas, et finit par se rendre aux sortilèges de l’habitude. Il ne tarda pas à concevoir une justification facile à sa capitulation. C’était son monde, se disait-il, le monde triste et oppressant que Dieu lui avait assigné, et c’était à lui qu’il se devait.
Sa première initiative fut de prendre possession du cabinet de son père. Il conserva à leur place les meubles anglais, austères et graves, dont le bois soupirait avec les gelées du matin, mais il envoya au grenier les traités de science vice-royale et de médecine romantique pour poser sur les rayonnages vitrés ceux de la nouvelle école de France. Il décrocha les chromes décolorés, sauf celui du médecin disputant à la mort une malade nue, et le serment d’Hippocrate imprimé en lettres gothiques, et il suspendit à leur place, à côté de l’unique diplôme de son père, ceux, multiples et variés, qu’il avait obtenus avec les mentions les plus élevées dans diverses écoles d’Europe.
À l’hôpital de la Miséricorde, il tenta d’imposer de nouvelles méthodes, mais cela ne fut pas aussi facile que son enthousiasme juvénile le lui avait fait croire, car la maison de santé décrépite s’entêtait dans des superstitions ataviques telles que mettre les pieds des lits dans des récipients remplis d’eau afin d’empêcher les maladies de grimper, ou exiger la tenue de soirée et les gants de peau dans la salle de chirurgie car on tenait pour acquis que l’élégance était une condition essentielle de l’asepsie. On n’y pouvait supporter que le jeune et nouvel arrivant goûtât l’urine des malades pour y découvrir la présence de sucre, qu’il citât Charcot et Trousseau comme s’ils étaient ses camarades de chambrée, qu’il adressât pendant les cours de sérieux avertissements sur les risques mortels des vaccins et eût en revanche une foi suspecte dans une nouvelle invention appelée suppositoire. Il se heurtait à tout : son esprit rénovateur, son civisme maniaque, son sens de l’humour à retardement sur cette terre d’immortels boute-en-train, tout ce qui en réalité constituait ses qualités les plus appréciables éveillait la jalousie de ses confrères plus âgés et les railleries sournoises des plus jeunes.
Le dangereux état sanitaire de la ville était chez lui une obsession. Il en appela aux instances les plus hautes afin que l’on fît combler le cloaque espagnol qui n’était qu’une immense pépinière de rats, et construire à sa place des égouts fermés dont les déchets ne se déverseraient pas dans la baie du marché, comme il en allait depuis toujours, mais dans un dépotoir éloigné. Les maisons coloniales bien équipées avaient des latrines avec des fosses septiques mais les deux tiers de la population déféquaient dans des baraquements au bord des marécages. Les excréments séchaient au soleil, se transformaient en une poussière que tout le monde respirait avec une délectation réjouie dans les fraîches et bienheureuses brises de décembre. Le docteur Juvenal Urbino tenta d’imposer au Cabildo un cours de formation obligatoire afin que les pauvres apprissent à construire leurs propres latrines. Il lutta en vain pour qu’on ne jetât pas les ordures dans les marais convertis depuis des siècles en étangs de pourritures, et pour qu’on les ramassât au moins deux fois par semaine et les brûlât en rase campagne.
Il était conscient de la menace mortelle des eaux de consommation. La seule idée de construire un aqueduc lui semblait fantasque car ceux qui auraient pu la réaliser disposaient de puits souterrains où, année après année, les eaux de pluie se déposaient sous une épaisse couche de mousse. Parmi le mobilier le plus apprécié de l’époque il y avait les baquets en bois sculpté dont les filtres de pierre gouttaient jour et nuit à l’intérieur des jarres. Pour empêcher que quelqu’un ne bût à même le pot en aluminium avec lequel on puisait l’eau, celui-ci avait des bords dentelés comme la couronne d’un roi d’opérette. L’eau était lisse et fraîche dans la pénombre de l’argile cuite et laissait un arrière-goût de bocage. Mais le docteur Juvenal Urbino ne tombait pas dans ces pièges de la purification car il savait qu’en dépit de tant de précautions le fond des jarres était un sanctuaire de larves. Il avait passé les lentes heures de son enfance à les contempler avec un étonnement presque mystique, persuadé comme tant de gens à l’époque que ces vers d’eau étaient des esprits, des créatures surnaturelles qui séduisaient les jouvencelles au fond des sédiments des eaux stagnantes et qu’ils étaient capables de terribles vengeances d’amour. Encore enfant, il avait vu les dégâts dans la maison de Lazara Conde, une institutrice qui avait osé éconduire les esprits, et il avait vu les morceaux de verre dans la rue et la quantité de pierres qu’on avait jetées trois jours et trois nuits durant contre ses fenêtres. Beaucoup de temps s’était écoulé avant qu’il n’apprît que les vers d’eau ne sont en réalité que des larves de moustiques, et plus jamais il ne l’oublia car il avait compris que beaucoup d’autres esprits malins pouvaient en même temps qu’eux passer intacts à travers nos candides filtres de pierre.
Pendant très longtemps on imputa, en tout bien tout honneur, à l’eau des puits la hernie du scrotum dont tant d’hommes en ville souffraient sans pudeur et même avec quelque insolence patriotique. Lorsque Juvenal Urbino allait à l’école primaire il ne pouvait éviter un sursaut d’horreur en voyant les hernieux assis sur le seuil de chez eux les après-midi de chaleur, éventant leur testicule énorme comme un enfant endormi entre leurs jambes. On disait que la hernie émettait un sifflement d’oiseau lugubre lors des nuits de tempêtes et se tordait en une insupportable douleur quand on brûlait près d’elle des plumes de charognards, mais personne ne se plaignait de ces inconvénients car une grosseur bien portée s’exhibait par-dessus tout comme un honneur d’homme. Lorsque le docteur Juvenal Urbino était revenu d’Europe il savait très bien que ces croyances étaient une supercherie scientifique, mais elles étaient à ce point enracinées dans la superstition locale que beaucoup s’opposaient à l’enrichissement minéral de l’eau des puits de peur qu’il ne leur ôtât la vertu d’être la cause d’une honorable couille.
Le docteur Juvenal Urbino était tout aussi préoccupé par les impuretés de l’eau que par l’état d’hygiène du marché, un vaste terrain vague devant la baie des Âmes, où accostaient les voiliers des Antilles. Un illustre voyageur de l’époque le décrivit comme un des plus bigarrés du monde. Il était riche, en effet, exubérant et animé, mais sans doute était-il aussi le plus inquiétant. Il reposait sur son propre dépotoir, à la merci des velléités de la marée et c’était là que les éructations de la mer rendaient à la terre les immondices des décharges publiques. C’était là aussi que l’on jetait les rognures des abattoirs voisins, têtes dépecées, viscères pourris, déchets d’animaux qui flottaient, du lever au coucher du soleil, dans une mare de sang. Les charognards les disputaient aux rats et aux chiens en des bagarres perpétuelles, à côté du gibier et des savoureux capons de Sotavento pendus à l’auvent des baraquements, et des légumes printaniers d’Arjona exposés à même le sol sur des nattes. Le docteur Juvénal Urbino voulait assainir les lieux, il voulait que l’on mît ailleurs les abattoirs, que l’on construisît un marché couvert avec des verrières en forme de dôme comme celui qu’il avait connu dans les vieilles halles de Barcelone où les provisions étaient si pimpantes et si propres qu’il était dommage de les manger. Mais même les plus complaisants de ses amis notables avaient pitié de sa passion illusoire. Ainsi étaient-ils, passant leur vie à proclamer l’orgueil de leur origine, les mérites historiques de la ville, le prix de ses reliques, son héroïsme et sa beauté, mais aveugles aux ravages des ans. Le docteur Juvénal Urbino, en revanche, l’aimait assez pour la voir avec les yeux de la vérité.
« Il faut que cette ville soit bien noble, disait-il, pour que nous nous efforcions depuis quatre cents ans d’en finir avec elle sans y être encore parvenus. »
Il s’en fallut de peu cependant. L’épidémie de choléra morbus, dont les premières victimes étaient mortes foudroyées dans les flaques du marché, avait été la cause, en onze semaines, de la plus grande mortalité de notre histoire. Jusqu’alors, on avait enterré les quelques morts insignes sous les dalles des églises, et les autres moins riches étaient ensevelis dans les jardins des couvents. Les pauvres allaient au cimetière colonial, sur une colline ventée séparée de la ville par un canal d’eaux arides dont le pont en mortier possédait une arche avec une inscription sculptée sur l’ordre de quelque maire clairvoyant : Lasciate ogni speranza voi ch’entrate. En deux semaines d’épidémie, le cimetière fut saturé et il ne restait plus une seule place dans les églises bien que les restes putréfiés d’un grand nombre d’illustres inconnus eussent été expédiés à la fosse commune. Les vapeurs des cryptes mal scellées raréfièrent l’air de la cathédrale dont on ne rouvrit les portes que trois ans plus tard, à l’époque où Fermina Daza vit pour la première fois Florentino Ariza de près, à la messe de minuit. Le cloître du couvent de Santa Clara, de même que ses allées, fut plein au bout de la troisième semaine, et il fut nécessaire de transformer en cimetière le potager de la communauté qui était deux fois plus grand. On creusa de profondes sépultures pour ensevelir les morts sur trois niveaux, à la hâte et sans cercueils, mais on dut renoncer à les utiliser car le sol engorgé devenait une espèce d’éponge qui suintait sous les pieds un jus rougeâtre et nauséabond. On décida alors de poursuivre les enterrements à la Main de Dieu, une hacienda d’élevage située à moins d’une lieue de la ville, et qui plus tard fut décrétée cimetière universel.
Depuis la proclamation de l’édit du choléra, on tirait depuis la forteresse de la garnison locale un coup de canon tous les quarts d’heure, de jour comme de nuit, obéissant ainsi à la croyance civique que la poudre purifie l’air. Le choléra s’acharna plus encore sur la population noire car elle était la plus nombreuse et la plus pauvre, et l’on ne connut jamais le nombre de ses pertes, non parce qu’il fut impossible de l’établir mais parce que la pudeur face à nos propres malheurs était une de nos vertus les plus habituelles.
Le docteur Marco Aurelio Urbino, père de Juvenal, fut un des héros de ces funestes journées en même temps que sa plus célèbre victime. Sur ordre officiel, il organisa et dirigea en personne la stratégie sanitaire mais finit par intervenir dans toutes les affaires d’ordre social au point qu’aux moments les plus critiques de l’épidémie il ne semblait y avoir aucune autorité au-dessus de la sienne. Des années plus tard, en relisant la chronique de ces journées, le docteur Juvenal Urbino constata que la méthode de son père avait été plus charitable que scientifique et qu’elle était en bien des façons contraire à la raison et avait en grande mesure favorisé la voracité de l’épidémie. Il le constata avec la compassion des fils que la vie a transformés peu à peu en pères de leur père, et pour la première fois il souffrit de ne pas avoir accompagné le sien dans la solitude de ses erreurs. Mais il ne lui retira pas ses mérites : sa diligence, son abnégation, et surtout son courage personnel lui valurent de nombreux honneurs qui lui furent rendus lorsque la ville se releva du désastre, et son nom demeura en toute justice parmi ceux d’autres héros de bien d’autres guerres moins honorables.
Il ne vécut pas son heure de gloire. Lorsqu’il reconnut chez lui les troubles irréparables qu’il avait vus et plaints chez les autres, il ne tenta pas même une inutile bataille, et se retira du monde afin de ne contaminer personne. Enfermé dans une chambre de service de l’hôpital de la Miséricorde, sourd à l’appel de ses collègues et aux suppliques des siens, étranger à l’horreur des pestiférés qui agonisaient dans les couloirs bondés, il écrivit à son épouse et à ses enfants une lettre d’amour fébrile, dans laquelle il les remerciait d’avoir existé, et qui révélait combien et avec quelle avidité il avait aimé la vie. Ce fut un adieu de vingt feuilles où la détérioration de l’écriture trahissait les progrès du mal, et point n’était besoin d’avoir connu qui les avait écrites pour savoir que la signature avait été apposée dans un dernier soupir. Selon ses dispositions, le corps couleur de cendre fut mêlé à ceux de la fosse commune, et parmi ceux qu’il avait aimés nul ne le vit.
Le docteur Juvenal Urbino reçut le télégramme trois jours plus tard, à Paris, au cours d’un dîner avec des amis, et il leva un verre de champagne à la mémoire de son père. Il dit : « C’était un homme bon. » Par la suite il devait se reprocher son manque de maturité : il avait fui la réalité afin de ne pas pleurer. Mais trois semaines après il reçut une copie de la lettre posthume et dut se rendre à la vérité. Il eut soudain la révélation de l’homme qu’il avait connu avant nul autre, qui l’avait élevé et instruit, avait dormi et forniqué avec sa mère pendant trente-deux ans, et qui cependant, avant cette lettre, ne s’était jamais montré tel qu’il était dans son corps et dans son âme, par pure et simple timidité. Jusqu’alors, le docteur Juvenal Urbino et sa famille avaient conçu la mort comme un accident qui n’arrivait qu’aux autres, aux parents des autres, aux frères et aux conjoints des autres, mais non à eux. C’étaient des gens de vies lentes, que l’on ne voyait ni devenir vieux, ni tomber malades, ni mourir, mais qui disparaissaient peu à peu l’heure venue, se faisaient souvenir, brume d’une autre époque, jusqu’à ce que l’oubli les absorbât. Plus que le télégramme avec la mauvaise nouvelle, la lettre posthume de son père l’avait précipité dans la certitude de la mort. Et cependant, un de ses plus anciens souvenirs, lorsqu’il avait neuf, onze ans peut-être, était d’une certaine façon un signe prématuré de la mort à travers son père. Tous deux étaient restés dans le bureau de la maison un après-midi de pluie, lui à dessiner des alouettes et des tournesols avec des craies couleurs sur le carrelage, son père lisant à contre-jour devant la fenêtre, le gilet déboutonné et des élastiques aux manches de sa chemise. Soudain il interrompit sa lecture pour se gratter le dos avec un grattoir à long manche dont l’extrémité était une petite main d’argent. Comme il n’y parvenait pas, il demanda à son fils de le gratter avec ses ongles, et celui-ci eut la sensation bizarre de ne pas sentir son corps en le grattant. À la fin, son père le regarda par-dessus son épaule avec un sourire de tristesse.
« Si je mourais maintenant, lui dit-il, c’est à peine si tu te souviendrais de moi quand tu aurais mon âge. »
Il le dit sans raison apparente, et l’ange de la mort flotta un instant dans la pénombre fraîche du bureau avant de repartir par la fenêtre en laissant derrière lui un sillage de plumes que l’enfant ne vit pas. Plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis lors, et Juvenal Urbino allait bientôt avoir l’âge qu’avait son père cet après-midi-là. Il se savait identique à lui, et à la conscience de l’être s’était maintenant ajoutée celle, bouleversante, d’être aussi mortel que lui.
Le choléra devint chez lui une obsession. Il n’en savait pas beaucoup plus que ce qu’il avait appris dans la routine d’un cours quelconque et il lui avait semblé incroyable qu’à peine trente ans auparavant il eût causé en France, et même à Paris, plus de cent quarante mille morts. Mais après le décès de son père, il avait appris tout ce que l’on pouvait apprendre sur les diverses formes du choléra, presque comme une pénitence pour apaiser sa mémoire, et il avait été l’élève de l’épidémiologiste le plus brillant de son temps, Adrien Proust, créateur des cordons sanitaires et père du grand romancier. De sorte que lorsqu’il rentra chez lui, respira depuis la mer la puanteur du marché, vit les rats dans les décharges publiques et les enfants tout nus se rouler dans les ruisseaux, il comprit pourquoi le malheur était arrivé et eut la certitude qu’il pouvait se renouveler à n’importe quel moment.
Il ne s’écoula pas beaucoup de temps. À peine un an plus tard, ses élèves de l’hôpital de la Miséricorde lui demandèrent de les aider à soigner un malade d’une salle commune qui avait une drôle de coloration bleue sur tout le corps. Il suffit au docteur Juvenal Urbino de le voir depuis la porte pour reconnaître l’ennemi. Mais la chance était avec eux : le malade, arrivé sur une goélette de Curaçao trois jours auparavant, était allé à la consultation externe de l’hôpital de son propre chef, et il semblait peu probable qu’il eût contaminé quelqu’un. En tout cas, le docteur Juvenal Urbino prévint ses collègues, obtint des autorités qu’elles donnassent l’alarme dans les ports voisins afin de localiser et de mettre en quarantaine la goélette contaminée, et il dut calmer le commandant de la garnison qui voulait décréter la loi martiale et appliquer sans plus attendre la thérapeutique du coup de canon tous les quarts d’heure.
« Économisez cette poudre pour le jour où viendront les libéraux, lui dit-il avec bienveillance. Nous ne sommes plus au Moyen Âge. »
Le malade mourut au bout de quatre jours, étouffé par un vomissement blanc et granuleux, mais dans les semaines qui suivirent on ne signala pas d’autre cas bien que l’alerte fût permanente. Peu après, le Journal du Commerce publia la nouvelle que deux enfants étaient morts du choléra en différents endroits de la ville. Il fut démontré que l’un d’eux souffrait de dysenterie commune mais l’autre, une petite fille de cinq ans, semblait en effet avoir été victime de la maladie. Ses parents et ses trois frères furent séparés et mis en quarantaine individuelle, et tout le quartier fut placé sous une surveillance médicale très stricte. Un des enfants qui avait contracté le choléra fut vite guéri et toute la famille rentra chez elle une fois le danger passé. On enregistra onze autres cas en trois mois, et au cinquième on considéra que les risques d’une épidémie avaient été conjurés. Nul ne douta que la rigueur sanitaire du docteur Juvenal Urbino, plus que la suffisance de ses sermons, avait rendu le prodige possible. Depuis lors, et jusqu’à une époque très avancée de ce siècle, le choléra resta une maladie endémique aussi bien en ville que sur tout le littoral des Caraïbes et dans le bassin du Magdalena, mais sa recrudescence n’atteignit jamais l’ampleur d’une épidémie. L’alerte servit pour que les avertissements du docteur Juvenal Urbino fussent écoutés avec plus de sérieux par les pouvoirs publics. À l’école de médecine on institua un cours obligatoire sur le choléra et la fièvre jaune, et l’on comprit l’urgence de fermer les égouts et de faire construire un marché éloigné du dépotoir. Cependant, le docteur Urbino ne s’inquiéta pas de revendiquer sa victoire, pas plus qu’il n’eut l’envie de persévérer dans ses missions sociales car lui-même battait de l’aile, était étourdi, dispersé, décidé à tout chambouler et à oublier tout ce qui dans sa vie n’était pas son coup de foudre pour Fermina Daza.
Celui-ci fut en effet le fruit d’une erreur clinique. Un ami médecin, qui avait cru discerner les symptômes prémonitoires du choléra chez une patiente âgée de dix-huit ans, demanda au docteur Juvenal Urbino de passer l’examiner. Il se rendit chez elle l’après-midi même, inquiet de ce que la maladie fût entrée dans le sanctuaire de la vieille ville car tous les cas s’étaient jusqu’alors déclarés dans des quartiers marginaux, et presque tous parmi la population noire. Il trouva d’autres surprises moins ingrates. La maison, à l’ombre des amandiers du parc des Évangiles, paraissait de l’extérieur aussi détruite que toutes celles de l’enceinte coloniale, mais à l’intérieur régnaient une beauté et une lumière étonnante qui semblaient venir d’un autre âge du monde. Le vestibule donnait tout droit sur un jardin sévillan, carré et blanchi d’une chaux récente, avec des orangers en fleurs et un sol carrelé des mêmes dalles que les murs. Il y avait un murmure invisible d’eau courante, des jardinières d’oeillets sur les corniches et des cages d’oiseaux rares sous les arcades. Les plus rares, dans une très grande cage, étaient trois corbeaux parfumés qui, en ébrouant leurs ailes, saturaient le jardin d’un parfum équivoque. Plusieurs chiens enchaînés commencèrent à aboyer soudain, affolés par l’odeur de l’étranger, mais un cri de femme les fit taire tout net, et de nombreux chants surgirent de toutes parts qui se cachèrent entre les fleurs, effrayés par l’autorité de la voix. Alors se fit un silence si diaphane qu’à travers le désordre des oiseaux et les syllabes de l’eau sur la pierre on percevait le souffle désolé de la mer.
Bouleversé par la certitude de la présence physique de Dieu, le docteur Juvenal Urbino pensa qu’une maison comme celle-ci était à l’abri de toute maladie. Il suivit Gala Placidia sous la galerie d’arcades, passa devant la fenêtre de la lingerie où Florentino Ariza avait vu pour la première fois Fermina Daza lorsque le jardin était encore un tas de décombres, monta le nouvel escalier de marbre jusqu’au deuxième étage et attendit d’être annoncé par la servante avant d’entrer dans la chambre de la malade. Mais Gala Placidia en ressortit avec un message :
« Mademoiselle dit que vous ne pouvez pas entrer maintenant parce que son papa n’est pas dans la maison. »
De sorte qu’il revint à cinq heures, selon l’indication de la servante, et Lorenzo Daza en personne ouvrit le portail et le conduisit jusqu’à la chambre de sa fille. Il resta assis dans la pénombre d’une encoignure tant que dura l’examen, les bras croisés et faisant de vains efforts pour dominer sa respiration turbulente. Il n’était pas facile de savoir qui était le plus embarrassé des deux, le médecin avec son toucher pudique ou la malade avec sa chasteté de vierge sous la chemise de soie. Aucun des deux ne regarda l’autre dans les yeux, et il lui posa des questions d’une voix impersonnelle auxquelles elle répondit d’une voix tremblante, attentifs l’un et l’autre à l’homme assis dans la pénombre. À la fin, le docteur Juvenal Urbino demanda à la malade de s’asseoir et ouvrit la chemise de nuit avec un soin exquis : les seins, intacts et altiers, aux aréoles infantiles, resplendirent un instant comme un flamboiement dans l’ombre de l’alcôve avant qu’elle ne s’empressât de les cacher de ses bras croisés. Imperturbable, le médecin lui écarta les bras sans la regarder et procéda à une auscultation directe, l’oreille contre sa peau, la poitrine d’abord, le dos ensuite.
Le docteur Juvenal Urbino avait coutume de dire qu’il n’avait ressenti aucune émotion lorsqu’il avait connu la femme avec laquelle il allait vivre jusqu’au jour de sa mort. Il se souvenait de la chemise de nuit bleue brodée de dentelle, des yeux fébriles, de la longue chevelure tombant sur les épaules, mais il était si obnubilé par l’irruption de la maladie dans le quartier colonial qu’il n’avait prêté aucune attention à tout ce que Fermina Daza avait d’adolescente florale pour ne s’inquiéter que de la plus infime trace de maladie qu’elle aurait pu porter. Elle fut plus explicite : le jeune médecin lui parut un pédant incapable d’aimer quiconque différent de lui. Le diagnostic fut une infection d’origine alimentaire qui disparut grâce à un traitement domestique de trois jours. Soulagé par la confirmation que sa fille n’avait pas contracté le choléra, Lorenzo Daza accompagna le docteur Juvenal Urbino jusqu’au marchepied de sa voiture, lui paya le peso-or de la visite qui lui sembla excessif même pour un médecin de riches, et lui dit au revoir avec un étalage immodéré de gratitude. Il était émerveillé par l’éclat de ses patronymes, ne le dissimulait pas et eût fait n’importe quoi pour le revoir en d’autres circonstances moins solennelles.
La chose aurait dû en rester là. Cependant, le mardi de la semaine suivante, sans qu’on l’eût appelé et sans s’annoncer, le docteur Juvenal Urbino revint à la maison, à trois heures de l’après-midi, un moment de la journée tout à fait inopportun. Fermina Daza était dans la lingerie en train de prendre une leçon de peinture à l’huile avec deux amies, lorsqu’il apparut à la fenêtre, vêtu de sa redingote blanche immaculée, d’un haut-de-forme blanc lui aussi, et lui fit signe de s’approcher. Elle posa sa palette sur la chaise et se dirigea vers la fenêtre en marchant sur la pointe des pieds, sa jupe à volants remontée jusqu’aux chevilles afin d’éviter qu’elle ne traînât par terre. Elle portait un diadème avec, tombant sur son front, un pendentif dont la pierre lumineuse avait la même couleur farouche que ses yeux, et tout en elle exhalait une aura de fraîcheur. Qu’elle fût habillée pour peindre chez elle comme pour un soir de fête attira l’attention du médecin. Il prit son pouls, de l’autre côté de la fenêtre, lui fit tirer la langue, examina sa gorge avec une spatule en aluminium, regarda à l’intérieur de sa paupière inférieure et eut à chaque fois un geste d’approbation. Il était moins embarrassé que lors de la précédente visite, mais elle, en revanche, l’était davantage car elle ne comprenait pas le pourquoi de cet examen imprévu puisque lui-même avait dit qu’il ne reviendrait pas à moins qu’on ne l’appelât pour quelque chose de nouveau. Plus encore : elle ne voulait plus jamais le revoir. Lorsqu’il eut fini de l’examiner, le médecin rangea la spatule dans sa sacoche bourrée d’instruments et de flacons de médicaments, et la ferma d’un coup sec.
« Vous êtes comme la rose qui vient d’éclore, dit-il.
— Merci.
— C’est Dieu qu’il faut remercier, dit-il, et il cita, mal, saint Thomas : Souvenez-vous que tout ce qui est bon, d’où qu’il provienne, vient de l’Esprit saint. Vous aimez la musique ? »
Il lui posa la question avec un sourire enchanteur, sur un ton désinvolte, mais elle ne répondit pas de même.
« Pourquoi cette question ? demanda-t-elle à son tour.
— La musique est importante pour la santé », dit-il.
Il le croyait, en effet, et elle allait très vite savoir pour le restant de sa vie que la musique était un thème qu’il utilisait presque comme une formule magique pour offrir son amitié, mais en cet instant Fermina Daza crut qu’il se moquait d’elle. De surcroît, les deux amies qui faisaient semblant de peindre tandis qu’ils bavardaient à la fenêtre poussèrent de petits rires de souris et cachèrent leurs visages derrière les toiles, ce qui acheva de vexer Fermina Daza. Folle de rage, elle ferma la fenêtre d’un coup sec. Le médecin, perplexe devant la dentelle des persiennes, tenta de trouver le chemin du portail mais il se trompa de direction, et dans son trouble heurta la cage des corbeaux parfumés. Ceux-ci lancèrent un cri funeste, voletèrent de frayeur et imprégnèrent les vêtements du médecin d’un capiteux parfum de femme. La voix tonitruante de Lorenzo Daza le cloua sur place.
« Docteur, attendez-moi ici. »
Il l’avait vu du dernier étage et descendait l’escalier en boutonnant sa chemise, enflé et violacé, les favoris encore en bataille à cause du mauvais rêve qu’il avait fait pendant la sieste. Le médecin tenta de dissimuler sa gêne.
« J’ai dit à votre fille qu’elle était comme une rose.
— C’est vrai, dit Lorenzo Daza, mais avec trop d’épines. »
Il passa devant le docteur Urbino sans le saluer, écarta les deux battants de la fenêtre de la lingerie et ordonna à sa fille en poussant un cri de sauvage :
« Viens faire des excuses au docteur. »
Le médecin tenta de biaiser pour l’en empêcher, mais il ne l’écouta même pas. Il insista : « Dépêche-toi. » Elle regarda ses amies, implorant en secret leur compréhension, et répliqua à son père qu’elle n’avait pas à faire d’excuses car elle avait fermé la fenêtre pour empêcher le soleil d’entrer. Le docteur Urbino tenta de corroborer ses dires mais Lorenzo Daza réitéra l’ordre. Alors, Fermina Daza revint à la fenêtre, pâle de rage et, posant en avant son pied droit tandis que du bout des doigts elle relevait sa jupe, elle fit au médecin une révérence théâtrale.
« Je vous fais mes plus plates excuses, monseigneur », dit-elle.
Le docteur Juvenal Urbino l’imita de bon coeur, esquissant avec son haut-de-forme un salut de mousquetaire, mais il n’obtint pas le sourire de pitié qu’il espérait. Lorenzo Daza l’invita ensuite dans son bureau à prendre en dédommagement un café qu’il accepta reconnaissant afin qu’il n’y eût aucun doute que dans son âme ne subsistait pas même l’ombre d’une rancune.
En vérité, le docteur Juvenal Urbino ne buvait pas de café, sauf une tasse à jeun. Il ne buvait pas d’alcool non plus sauf un verre de vin au repas lors d’occasions solennelles, mais non content de boire le café que lui offrit Lorenzo Daza il accepta aussi un petit verre d’anis. Puis il accepta un autre café et un autre verre, puis un autre et un autre encore, bien qu’il lui restât plusieurs visites à faire. Au début, il écouta avec attention les excuses que Lorenzo Daza continuait de lui faire au nom de sa fille, qu’il décrivit comme une enfant intelligente et sérieuse, digne d’un prince d’ici ou d’ailleurs, mais dont le seul défaut, selon lui, était d’avoir une tête de mule. Après le second verre il crut entendre la voix de Fermina Daza au fond du jardin, et son imagination s’envola derrière elle, la poursuivit dans la nuit tombante de la maison tandis qu’elle allumait la galerie, fumiguait les chambres avec le pulvérisateur à insecticide, soulevait dans l’âtre le couvercle de la marmite où cuisait la soupe qu’elle prendrait ce soir avec son père, elle et lui seuls à table, sans lever les yeux, sans faire de bruit en avalant, afin de ne pas rompre l’enchantement de la rancune, jusqu’à ce qu’il dût se rendre et lui demander pardon pour sa sévérité de l’après-midi.
Le docteur Urbino connaissait assez les femmes pour savoir qu’elle n’entrerait pas dans le bureau tant qu’il ne serait pas parti, mais il tardait à s’en aller car il sentait que son orgueil blessé ne le laisserait pas vivre en paix après l’affront de l’après-midi. Lorenzo Daza, presque soûl, ne semblait pas remarquer son manque d’attention car, hâbleur indomptable, il se suffisait à lui-même. Il parlait au grand galop, mâchonnant la fleur d’un cigare éteint, toussant haut et fort, se raclant la gorge, se calant avec des lamentations d’animal en chaleur. Pour chaque verre offert à l’invité il en avait bu trois et il ne s’arrêta que lorsqu’il s’aperçut qu’ils ne se distinguaient plus l’un l’autre, et alla allumer la lampe. Le docteur Juvenal Urbino le regarda bien en face sous la lumière nouvelle, vit qu’il avait un oeil tordu comme celui d’un poisson et que ses mots ne correspondaient pas au mouvement de ses lèvres, et il pensa qu’il était victime d’hallucinations pour avoir abusé de l’alcool. Alors il se leva avec la sensation fascinante d’être à l’intérieur d’un corps qui n’était pas le sien mais celui de quelqu’un resté assis à sa place, et il dut faire un grand effort pour ne pas perdre la raison.
Il était plus de sept heures quand il sortit du bureau, précédé de Lorenzo Daza. C’était la pleine lune. Le jardin idéalisé par l’anis flottait au fond d’un aquarium, et les cages recouvertes de chiffons semblaient des fantômes endormis dans le chaud parfum des fleurs d’orangers. La fenêtre de la lingerie était ouverte, une lampe était allumée sur la table de travail, et les tableaux inachevés posés sur les chevalets comme dans une exposition. « Où es-tu, toi qui n’es pas là ? » dit le docteur Urbino en passant, mais Fermina Daza ne l’entendit pas ni ne pouvait l’entendre parce qu’elle était en train de pleurer de rage dans sa chambre, étendue à plat ventre sur son lit en attendant son père pour lui faire payer l’humiliation de l’après-midi. Le médecin ne renonçait pas au rêve de lui dire au revoir mais Lorenzo Daza ne le proposa pas. Il pensa avec nostalgie à l’innocence de son pouls, à sa langue de chatte, à ses tendres amygdales, et l’idée que jamais plus elle ne voudrait le revoir ni ne permettrait qu’il s’approchât d’elle le consterna. Lorsque Lorenzo Daza pénétra dans le vestibule, les corbeaux réveillés sous les draps poussèrent un cri funèbre. « Elève des corbeaux, ils t’arracheront les yeux », dit le médecin à haute voix, pensant à elle, et Lorenzo Daza se retourna pour lui demander ce qu’il avait dit.
« Ce n’est pas moi, répondit-il, c’est l’anis. »
Lorenzo Daza l’accompagna jusqu’à la voiture et voulut lui payer le peso-or de la seconde visite, mais il refusa. Il donna des instructions correctes au cocher pour se faire conduire chez les deux malades qu’il lui restait encore à voir et monta sans aide dans la voiture. Mais le cahotement sur les pavés lui donna mal au coeur et il ordonna au cocher de changer de route. Il se regarda un instant dans le miroir de la voiture et vit que son image, elle aussi, pensait à Fermina Daza. Il haussa les épaules. Enfin, il éructa, inclina la tête sur sa poitrine, s’endormit, et dans son rêve se mit à entendre les cloches sonner le glas. Il entendit d’abord celles de la cathédrale, puis celles de toutes les églises, les unes après les autres, jusqu’aux tessons brisés de Saint-Julien-le-Pauvre.
« Merde, murmura-t-il, voilà que les morts sont morts. »
Sa mère et ses soeurs étaient en train de dîner d’un café au lait et de beignets au fromage à la table de cérémonie de la grande salle à manger lorsqu’elles le virent apparaître dans l’embrasure de la porte, le visage transi, et déshonoré des pieds à la tête par le parfum de pute des corbeaux. Le bourdon de la cathédrale continuait de résonner dans l’immense enceinte de la maison. Sa mère lui demanda, alarmée, où il était passé car on l’avait cherché partout pour qu’il allât chez le général Ignacio Maria, le dernier petit-fils du marquis de Jarafz de la Vera, qu’une congestion cérébrale avait terrassé en plein après-midi : c’était pour lui que sonnait le glas. Le docteur Juvenal Urbino écouta sa mère sans l’entendre, agrippé au chambranle de la porte, puis tourna à demi sur lui-même pour tenter d’arriver jusqu’à sa chambre, et s’écroula dans une explosion de vomi d’anis étoilé.
« Doux Jésus, s’écria la mère, il a dû se passer quelque chose d’extraordinaire pour que tu te présentes chez toi dans cet état. »
Le plus extraordinaire, cependant, n’avait pas encore eu lieu. Profitant de la visite du pianiste Romeo Lussich, qui avait donné plusieurs récitals de sonates de Mozart dès que la ville s’était remise du deuil du général Ignacio Maria, le docteur Juvenal Urbino fit hisser le piano de l’école de musique dans une charrette tirée par des mules et offrit à Fermina Daza une sérénade qui resta gravée dans les annales de la ville. Elle se réveilla aux premières mesures et n’eut pas besoin de se pencher au balcon pour savoir qui était l’auteur de cet hommage insolite. La seule chose qu’elle regretta fut de ne pas avoir eu le courage d’autres demoiselles qui, offusquées, avaient vidé leur vase de nuit sur la tête du prétendant indésirable. Lorenzo Daza, en revanche, se vêtit à la hâte pendant la sérénade et, celle-ci à peine terminée, invita le docteur Juvenal Urbino et le pianiste, encore en tenue de soirée, à passer au salon pour les remercier en leur offrant un verre de bon cognac.
Fermina Daza se rendit compte très vite que son père essayait de l’attendrir. Le lendemain de la sérénade, il lui avait dit, presque comme par hasard : « Pense à ce qu’éprouverait ta mère si elle te savait courtisée par un Urbino de la Calle. » Elle avait rétorqué tout net : « Elle se retournerait dans sa tombe. » Les amies qui prenaient avec elle des leçons de peinture lui racontèrent que Lorenzo Daza avait été invité à déjeuner au Club social par le docteur Juvenal Urbino, et que celui-ci avait été l’objet d’un blâme sévère pour avoir enfreint les normes du règlement. Elle apprit alors que son père avait à plusieurs reprises sollicité son admission au Club social mais qu’elle lui avait été à chaque fois refusée par une majorité de boules noires qui rendaient toute autre tentative impossible. Lorenzo Daza, cependant, digérait les humiliations avec un foie de bon tonnelier et continuait d’inventer toutes sortes de stratagèmes pour rencontrer Juvenal Urbino comme par hasard, sans s’apercevoir que c’était Juvenal Urbino qui faisait l’impossible pour se laisser rencontrer. Ils passaient parfois plusieurs heures dans le bureau tandis que la maison semblait suspendue dans le temps, car Fermina Daza ne permettait pas que rien continuât de vivre tant qu’il n’était pas parti. Le café de la Paroisse fut un bon terrain neutre. Là, Lorenzo Daza enseigna à Juvenal Urbino les premiers rudiments des échecs, et celui-ci fut un élève si appliqué que ce jeu devint chez lui une passion incurable qui le tourmenta jusqu’au jour de sa mort.
Un soir, peu après la sérénade de piano, Lorenzo Daza trouva dans le vestibule de la maison une lettre adressée à sa fille dont l’enveloppe portait les initiales J. U. C. gravées dans le cachet de cire. Il la glissa sous la porte en passant devant la chambre de Fermina et celle-ci ne put comprendre comment elle était arrivée jusque-là car il lui semblait inconcevable que son père eût changé au point de lui remettre une lettre d’un prétendant. Elle la posa sur la table de chevet sans savoir en réalité qu’en faire, et la laissa là, fermée, pendant plusieurs jours, jusqu’à un après-midi de pluie ou elle rêva que Juvenal Urbino était revenu chez elle pour lui offrir la spatule avec laquelle il lui avait examiné la gorge. La spatule du rêve n’était pas en aluminium mais d’un métal appétissant qu’elle avait savouré avec délices dans d’autres rêves, de sorte qu’elle la cassa en deux morceaux inégaux et lui fit cadeau du plus petit.
En se réveillant elle ouvrit la lettre. Elle était brève et claire, et la seule chose dont le docteur Juvenal Urbino la suppliait était de l’autoriser à demander à son père la permission de lui rendre visite. Sa simplicité et son sérieux l’impressionnèrent, et la rage cultivée avec tant d’amour pendant tant de journées s’apaisa soudain. Elle rangea la lettre dans un coffret hors d’usage au fond de la malle, mais, se souvenant qu’elle y avait gardé les lettres parfumées de Florentino Ariza, elle l’en sortit et, secouée par un frisson de honte, la changea de place. Alors il lui sembla que le plus décent était de faire comme si elle ne l’avait pas reçue et elle la brûla à la lampe, regardant comment les gouttes de cire éclataient en bulles bleues sur la flamme. Elle soupira : « Pauvre homme. » Soudain elle se rendit compte que c’était la deuxième fois qu’elle prononçait ces mots en un peu plus d’un an, et l’espace d’un instant elle se souvint de Florentino Ariza et s’étonna de voir combien il était loin de sa vie : pauvre homme.
En octobre, avec les dernières pluies, trois autres lettres arrivèrent, la première accompagnée d’une petite boîte de pastilles à la violette de l’abbaye de Flavigny. Le cocher du docteur Juvenal en avait remis deux devant le portail de la maison et le docteur avait lui-même salué Gala Placidia par la fenêtre de la voiture, d’abord pour qu’on ne doutât pas que les lettres étaient bien de lui, ensuite afin que personne ne pût dire qu’on ne les avait pas reçues. De plus, toutes deux étaient scellées avec le monogramme de cire et écrites en pattes de mouche cryptographiques : une écriture de médecin que Fermina Daza connaissait. Toutes deux disaient en substance la même chose que la première et étaient conçues dans le même esprit de soumission, mais au fond de leur décence commençait à poindre une anxiété qui n’avait jamais été évidente dans les lettres parcimonieuses de Florentino Ariza.
Fermina Daza les lut aussitôt remises, à deux semaines d’intervalle, et sans pouvoir se l’expliquer, changea d’avis alors qu’elle s’apprêtait à les jeter au feu. Toutefois, elle ne pensa jamais leur répondre.
La troisième lettre du mois d’octobre avait été glissée sous le portail et différait en tout des précédentes. L’écriture était si puérile qu’elle avait sans aucun doute été tracée de la main gauche ? Mais Fermina Daza ne le remarqua que lorsque le texte lui-même se révéla être une infâme lettre anonyme. Celui qui l’avait écrite assurait que Fermina Daza avait envoûté de ses philtres le docteur Juvenal Urbino, et tirait de cette supposition des conclusions sinistres. Il terminait par une menace : si Fermina Daza ne renonçait pas à sa prétention de s’élever aux dépens de l’homme le plus en vue de la ville, elle serait exposée à la honte publique.
Elle se sentit victime d’une grave injustice mais sa réaction ne fut pas vindicative : au contraire, elle aurait voulu découvrir l’auteur de la lettre anonyme afin de le convaincre de son erreur par toutes sortes d’explications pertinentes car elle était certaine que jamais, à aucun moment, elle ne serait sensible aux avances du docteur Juvenal Urbino. Les jours suivants elle reçut deux autres lettres sans signature, aussi perfides que la première, mais aucune des trois ne semblait avoir été écrite par la même personne. Soit elle était victime d’une conjuration, soit la fausse version de ses amours secrètes était allée plus loin que ce que l’on pouvait supposer. L’idée que tout ceci fût la conséquence d’une simple indiscrétion de Juvenal Urbino l’inquiétait. Elle pensa qu’il était peut-être différent de ce que laissait croire la dignité de son apparence et que pendant ses visites il avait peut-être la langue bien pendue et se vantait de conquêtes imaginaires comme tant d’hommes de sa condition. Elle pensa lui écrire pour lui reprocher l’outrage fait à son honneur mais y renonça car c’était sans doute ce qu’il attendait. Elle tenta de se renseigner auprès des amies qui venaient peindre avec elle dans la lingerie, mais celles-ci n’avaient entendu que des commentaires sur la sérénade de piano. Elle était furieuse, se sentait humiliée, et impuissante. Alors qu’au début elle avait désiré rencontrer l’ennemi invisible pour le convaincre de son erreur, elle voulait maintenant le hacher menu avec les ciseaux à émonder. Elle passait ses nuits à analyser les détails et les expressions des lettres anonymes dans l’espoir de trouver une piste qui l’eût réconfortée. En vain : Fermina Daza était étrangère par nature à l’univers des Urbino de la Calle, et elle avait des armes pour se défendre de leurs bienfaits mais non de leurs méfaits.
Cette conviction devint plus amère encore après la terreur que lui inspira la poupée noire qui arriva quelques jours plus tard, sans lettre, mais dont il lui sembla facile d’imaginer la provenance : seul le docteur Juvenal Urbino pouvait l’avoir envoyée. D’après l’étiquette originale elle avait été achetée à la Martinique, et elle portait une robe délicieuse, avait des cheveux frisés ornés de filaments d’or, et fermait les yeux lorsqu’on l’inclinait. Fermina Daza la trouva si amusante qu’elle surmonta ses scrupules et, pendant la journée, elle la couchait sur son oreiller. Elle prit l’habitude de dormir avec elle. Au bout d’un certain temps, un jour qu’elle se réveilla après avoir fait un rêve épuisant, elle s’aperçut que la poupée avait grandi : les ravissants vêtements d’origine, reçus en même temps qu’elles découvraient ses cuisses, et les chaussures avaient éclaté sous la pression des pieds. Fermina Daza avait entendu parler des maléfices africains mais jamais d’aussi épouvantables que celui-ci. Par ailleurs, elle ne pouvait concevoir qu’un homme comme Juvenal Urbino fût capable d’une telle atrocité. Elle avait raison : la poupée n’avait pas été apportée par le cocher mais par un vendeur de poisson à la sauvette sur lequel personne ne possédait de renseignements. Essayant de déchiffrer l’énigme, Fermina Daza pensa un moment à Florentino Ariza dont l’humeur mélancolique l’effrayait mais la vie se chargea de la convaincre de son erreur. Le mystère ne fut jamais éclairci et sa simple évocation la faisait frissonner de terreur longtemps après qu’elle se fut mariée, alors qu’elle avait des enfants et se croyait l’élue du destin : la plus heureuse.
La dernière tentative du docteur Juvenal Urbino fut la médiation de la soeur Franca de la Luz, supérieure du collège de la Présentation de la Très Sainte Vierge, qui ne pouvait refuser un service à une famille qui avait protégé sa communauté depuis l’établissement de celle-ci aux Amériques. Elle apparut à neuf heures du matin accompagnée d’une novice, et toutes deux durent tenir compagnie une demi-heure durant aux cages à oiseaux, le temps que Fermina Daza achevât sa toilette. La soeur Franca de la Luz était une Allemande virile dont l’accent métallique et le regard impératif n’avaient aucun rapport avec ses passions enfantines. Il n’y avait rien au monde que Fermina Daza haït plus qu’elle et que tout ce qui l’entourait, et le seul souvenir de sa fausse piété lui produisait un gargouillis de scorpions dans les entrailles. Il lui suffit de la reconnaître depuis la porte de la salle de bains pour revivre d’un seul coup les supplices du collège, la torpeur insupportable de la messe quotidienne, la terreur des examens, la diligence servile des novices, la vie tout entière pervertie par le prisme de la pauvreté de l’esprit. La soeur Franca de la Luz, en revanche, la salua avec une joie qui semblait sincère. Elle fut surprise de voir combien elle avait grandi et mûri, et loua la maîtrise avec laquelle elle dirigeait la maison, le bon goût du jardin, la corbeille de fleurs d’oranger. Elle ordonna à la novice de l’attendre ici sans trop s’approcher des corbeaux qui, en un moment d’inattention, pouvaient lui arracher les yeux, et chercha un endroit tranquille où bavarder tête à tête avec Fermina. Celle-ci l’invita à passer au salon.
Ce fut une visite brève et âpre. La soeur Franca de la Luz, sans perdre de temps en préambules, offrit à Fermina Daza une réhabilitation honorable. La cause de l’expulsion serait effacée des dossiers ainsi que de la mémoire de la communauté, ce qui lui permettrait de terminer ses études et d’obtenir son diplôme de bachelière ès lettres. Fermina Daza, perplexe, voulut en connaître la raison.
« C’est la prière de quelqu’un qui mérite tout et dont le seul désir est de te rendre heureuse, dit la soeur. Tu sais qui c’est ? »
Alors elle comprit. Elle se demanda en vertu de quelle autorité une femme qui lui avait gâché la vie à cause d’une lettre innocente jouait les émissaires de l’amour, mais elle n’osa pas le dire. Elle dit en revanche que oui, qu’elle connaissait cet homme et savait par là même qu’il n’avait aucun droit à s’immiscer dans sa vie.
« Il te supplie de l’autoriser à te parler cinq minutes, c’est tout, dit la soeur. Je suis sûre que ton père sera d’accord. »
La rage de Fermina Daza s’intensifia à l’idée que son père fût complice de cette visite.
« Nous nous sommes vus deux fois lorsque j’étais malade, dit-elle. Maintenant il n’y a aucune raison.
— N’importe quelle femme possédant deux sous de jugeote comprendrait que cet homme est un don du ciel », dit la soeur.
Elle continua à parler de ses vertus, de sa dévotion, de son dévouement au service de ceux qui souffrent. Et tandis qu’elle parlait, elle sortit de sa manche un chapelet en or avec un christ d’ivoire, et l’agita sous les yeux de Fermina Daza. C’était une relique de famille, vieille de plus de cent ans, travaillée par un orfèvre de Sienne et bénie par Clément IV.
« Il est à toi », dit-elle.
Fermina sentit un torrent de sang bouillir dans ses veines, et alors elle osa :
« Je ne m’explique pas comment vous vous prêtez à une telle chose, dit-elle, si pour vous l’amour est un péché. »
La soeur Franca de la Luz feignit de ne pas entendre l’insulte, mais ses paupières s’incendièrent. Elle continua d’agiter le rosaire sous les yeux de Fermina Daza.
« Il vaut mieux que tu t’entendes avec moi, dit-elle, sinon c’est l’archevêque qui viendra et avec lui ce sera une autre affaire.
— Qu’il vienne », dit Fermina Daza.
La soeur Franca de la Luz cacha le rosaire en or dans sa manche et de l’autre sortit un mouchoir défraîchi et roulé en boule qu’elle serra dans son poing en regardant Fermina Daza de très loin avec un sourire de commisération.
« Ma pauvre fille, soupira-t-elle, tu penses toujours à cet homme. »
Fermina Daza rumina l’impertinence, regarda la soeur sans ciller, la regarda droit dans les yeux sans souffler mot et continua de ruminer en silence jusqu’à voir avec une infinie délectation ses yeux d’homme s’inonder de larmes. La soeur Franca de la Luz les sécha avec son mouchoir roulé en boule et se leva.
« Ton père a bien raison de dire que tu as une tête de mule », dit-elle.
L’archevêque ne vint pas. De sorte que le siège eût pris fin le jour même si Hildebranda Sánchez n’était venue passer la Noël avec sa cousine. Leur vie à toutes les deux en fut bouleversée. Ils l’accueillirent à l’arrivée de la goélette de Riohacha à cinq heures du matin, et elle débarqua radieuse, très femme, l’esprit en émoi à cause de la mauvaise nuit de traversée au milieu d’une foule de passagers que le mal de mer avait rendus moribonds. Elle avait apporté des paniers remplis de dindes vivantes et de tous les fruits qui poussaient sur ses riches plantations afin que la nourriture ne manquât à personne pendant son séjour. Lisimaco Sânchez, son père, faisait demander s’il fallait des musiciens pour les fêtes car il avait les meilleurs à sa disposition, et promettait d’envoyer un peu plus tard un chargement de feux d’artifice. Il annonçait aussi qu’il ne pourrait venir chercher sa fille avant le mois de mars, de sorte que les deux cousines avaient la vie devant elles.
Elles ne perdirent pas une minute. Dès le premier soir, elles prirent ensemble un bain, s’aspergeant l’une l’autre avec l’eau du baquet. Elles se savonnèrent, s’épouillèrent, comparèrent leurs fesses et leurs seins immobiles, l’une se regardant dans le miroir de l’autre afin de mesurer la cruauté avec laquelle le temps les avait traitées depuis la dernière fois qu’elles s’étaient vues. Hildebranda était grande et massive, elle avait la peau dorée, et tout le duvet de son corps était celui d’une mulâtresse, court et frisé comme de la mousse. Fermina Daza, en revanche, possédait une nudité opaline, un long profil, une peau sereine, un duvet lisse. Gala Placidia avait fait mettre deux lits identiques dans la chambre, mais parfois elles se couchaient dans le même et, la lumière éteinte, bavardaient jusqu’à l’aube. Elles fumaient des panatelas de brigands qu’Hildebranda cachait dans la doublure de sa malle et il leur fallait ensuite brûler du papier d’Arménie pour dissiper l’odeur de bouge qui demeurait dans la chambre. Fermina Daza avait fumé pour la première fois à Valledupar et avait continué de le faire à Fonseca, à Riohacha, où jusqu’à dix cousines s’enfermaient dans une pièce pour parler d’hommes et fumer en cachette. Elle avait appris à fumer à l’envers, le feu à l’intérieur de la bouche, comme fument les hommes les nuits de guerre afin que la braise du cigare ne les trahisse pas. Mais elle n’avait jamais fumé toute seule. Avec Hildebranda chez elle, Fermina Daza fuma tous les soirs avant de s’endormir, et depuis lors acquit l’habitude de fumer, bien que toujours en cachette, même de son mari et de ses enfants, d’abord parce qu’il était mal vu qu’une femme fumât en public, ensuite parce qu’elle associait son plaisir à la clandestinité.
Le voyage d’Hildebranda avait été lui aussi imposé par ses parents pour tenter de l’éloigner de son amour impossible, bien qu’ils lui eussent fait croire que c’était pour aider Fermina Daza à se décider pour un bon parti. Hildebranda avait accepté, dans l’illusion de duper l’oubli comme l’avait fait autrefois sa cousine, et elle avait passé un accord avec le télégraphiste de Fonseca afin qu’il expédiât ses messages avec la plus grande discrétion. C’est pourquoi sa déception fut si amère lorsqu’elle sut que Fermina Daza avait rompu avec Florentino Ariza. En outre, Hildebranda avait de l’amour une conception universelle et pensait que ce qui arrivait à un être affectait tous les amours du monde. Pourtant, elle ne renonça pas au projet. Avec une audace qui provoqua chez Fermina Daza une crise d’épouvante, elle alla seule au bureau du télégraphe, décidée à obtenir les services de Florentino Ariza.
Elle ne l’eût pas reconnu car il ne ressemblait en rien à l’image qu’elle s’était faite de lui à travers Fermina Daza. À première vue, il lui sembla impossible que sa cousine eût été sur le point de devenir folle pour cet employé presque invisible, qui avait des airs de chien battu et dont la tenue de rabbin en disgrâce et les manières solennelles ne pouvaient faire battre le coeur de personne. Mais très vite elle se repentit de son impression initiale car Florentino Ariza se mit à son service sans conditions et sans même savoir qui elle était : il ne le sut jamais. Nul mieux que lui n’eût été en mesure de la comprendre, de sorte qu’il ne lui demanda pas de s’identifier ni de lui donner son adresse. La solution fut très simple : elle passerait chaque mercredi après-midi au bureau du télégraphe et il lui remettrait la réponse en mains propres, voilà tout. Par ailleurs, lorsqu’il lut le message qu’Hildebranda avait écrit, il lui demanda si elle acceptait une suggestion et elle répondit oui. Florentino Ariza écrivit d’abord quelques corrections entre les lignes, les effaça, les réécrivit, n’eut plus de place, et à la fin déchira la feuille pour écrire un tout autre message qu’Hildebranda trouva attendrissant. En quittant le bureau du télégraphe, elle était au bord des larmes.
« Il est laid et triste, dit-elle à Fermina Daza, mais il est tout amour. »
Ce qui frappait le plus Hildebranda était la solitude de sa cousine. Elle avait l’air, lui disait-elle, d’une vieille fille de vingt ans. Habituée à une famille nombreuse et dispersée, à des maisons où personne ne savait avec exactitude combien y vivaient ni s’asseyaient chaque jour à table, Hildebranda ne pouvait imaginer une jeune fille de son âge réduite à la claustration de la vie privée. C’était pourtant vrai : entre le moment où elle se levait, à six heures du matin, et celui où elle éteignait la lumière de sa chambre, Fermina Daza consacrait son temps à le perdre. La vie s’imposait à elle du dehors. D’abord c’était le laitier qui, en frappant le heurtoir, la réveillait en même temps que les derniers coqs. Puis venaient la poissonnière avec sa caisse de pargos moribonds sur leur lit d’algues, les anciennes esclaves, somptueuses, criant les légumes de Maria la Baja et les fruits de San Jacinto. Ensuite, de toute la journée on ne cessait de frapper à sa porte : les mendiants, les jeunes filles des tombolas, les soeurs de charité, le rémouleur et son pipeau, l’homme qui achetait les bouteilles, l’homme qui achetait de l’or abîmé, l’homme qui achetait le papier des gazettes, les fausses gitanes qui offraient de lire l’avenir dans les jeux de cartes, les lignes de la main, le marc de café, l’eau des bassines. Gala Placidia passait la semaine à ouvrir et fermer la porte en disant non, revenez un autre jour, ou à crier par le balcon d’une humeur de chien, non ça suffit comme ça bon sang de bonsoir, on n’a besoin de rien. Elle avait remplacé la tante Escolástica avec tant de ferveur et tant de grâce que Fermina Daza la prenait pour elle jusque dans l’affection qu’elle lui portait. Elle avait des obsessions d’esclave. Dès qu’elle avait un moment libre, elle se rendait à l’office pour repasser le linge blanc, le laissait en parfait état, le rangeait dans les armoires entre des fleurs de lavande, et non contente de repasser et de plier le linge qu’elle venait de laver, elle pliait et repassait celui qui aurait pu perdre son éclat pour n’avoir pas été porté. Elle prenait même soin de conserver la garde-robe de Fermina Sânchez, la mère de Fermina, morte quatorze années auparavant. Mais c’était Fermina Daza qui prenait les décisions. Elle donnait ses ordres pour les repas, pour le marché, pour chaque chose qu’il y avait à faire, et décidait ainsi de la vie d’une maison qui en réalité ne lui apportait rien. Lorsqu’elle avait fini de laver les cages et de donner à manger aux oiseaux, et s’était assurée que les fleurs ne manquaient de rien, elle était désoeuvrée. Combien de fois, après son expulsion du collège, lui était-il arrivé de s’endormir pendant la sieste et de ne se réveiller que le lendemain matin. Les leçons de peinture n’étaient qu’une façon plus amusante de perdre son temps.
Ses rapports avec son père manquaient d’affection depuis le départ en exil de la tante Escolástica, bien que tous deux eussent trouvé le moyen de vivre ensemble sans se gêner. Lorsqu’elle se levait, il était déjà parti traiter ses affaires. Il manquait peu souvent au rituel du déjeuner, bien qu’il ne mangeât presque jamais car les apéritifs et les hors-d’oeuvre espagnols du café de la Paroisse lui suffisaient. Il ne dînait pas non plus : elles lui laissaient sa part sur la table, dans une assiette recouverte d’une autre, tout en sachant qu’il ne la mangerait réchauffée que le lendemain matin au petit déjeuner. Une fois par semaine il donnait à sa fille l’argent du ménage, qu’il calculait fort bien et qu’elle administrait avec rigueur, mais il accédait volontiers à toute demande qu’elle lui faisait pour une dépense imprévue. Il ne lui marchandait jamais un sou, ne lui demandait jamais de comptes, mais elle se conduisait comme si elle devait en rendre devant le tribunal de l’Inquisition. Il ne lui avait jamais parlé de la nature et de l’état de son négoce pas plus qu’il ne l’avait emmenée visiter ses bureaux, au port, dans un quartier interdit aux jeunes filles décentes même accompagnées de leur père. Lorenzo Daza ne rentrait pas chez lui avant dix heures du soir, heure du couvre-feu aux périodes les moins critiques de la guerre. Il restait au café de la Paroisse à jouer à n’importe quoi car il était spécialiste de tous les jeux en plus d’être un bon professeur. Il rentrait toujours l’esprit clair, sans réveiller sa fille, bien qu’il bût son premier anis au réveil et continuât de mâchouiller le bout de son cigare éteint et de boire çà et là toute la journée. Un soir, cependant, Fermina Daza l’entendit rentrer. Elle perçut ses pas de cosaque dans l’escalier, sa respiration énorme dans le couloir du deuxième étage, les coups frappés de la paume de sa main à la porte de sa chambre. Elle lui ouvrit et pour la première fois eut peur de son oeil tordu et du bredouillement de ses mots.
« Nous sommes ruinés, dit-il. Ruinés pour de bon, tu comprends ? »
Ce fut tout ce qu’il dit et il ne le redit plus jamais, et rien ne se produisit qui indiquât qu’il avait dit la vérité, mais cette nuit-là, Fermina Daza prit conscience qu’elle était seule au monde. Elle vivait dans des limbes mondaines. Ses anciennes camarades de collège habitaient un ciel qui lui était plus interdit encore depuis le déshonneur de l’expulsion, et ses voisins ne la traitaient pas en voisine car ils l’avaient connue déjà vêtue de son uniforme de la Présentation de la Très Sainte Vierge et ignoraient son passé. Le monde de son père était un monde de trafiquants et d’arrimeurs, de réfugiés de guerre dans la tanière publique du café de la Paroisse, d’hommes seuls. L’année précédente, les leçons de peinture l’avaient soulagée un peu de sa réclusion car le professeur préférait les leçons collectives et amenait d’autres élèves dans la lingerie. Mais c’étaient des jeunes filles de conditions sociales diverses et mal définies, et pour Fermina Daza elles n’étaient que des amies d’emprunt dont l’affection finissait avec le cours. Hildebranda voulait ouvrir la maison, l’aérer, faire venir les musiciens, les pétards, les feux d’artifice de son père et organiser un bal masqué dont l’ouragan emporterait l’esprit mité de sa cousine, mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que ses projets étaient inutiles. Pour une raison bien simple : il n’y avait personne à inviter.
Ce fut elle, en tout cas, qui la rendit à la vie. L’après-midi, après les leçons de peinture, elle se faisait conduire dans les rues pour connaître la ville. Fermina Daza lui montra le chemin qu’elle parcourait chaque jour avec la tante Escolástica, le banc du petit parc où Florentino Ariza faisait semblant de lire en l’attendant, les ruelles où il la suivait, les cachettes des lettres, le palais où autrefois se trouvait la prison du Saint-Office et qui avait été restauré et transformé en collège, celui de la Présentation de la Très Sainte Vierge, qu’elle haïssait de toute son âme. Elles grimpèrent en haut de la colline du cimetière des pauvres, où Florentino Ariza jouait du violon selon la direction des vents afin qu’elle l’écoutât de son lit, et de là-haut elles contemplèrent la ville historique toute entière, ses toitures abîmées et ses murs rongés, les ruines des forteresses entre les ronces, la rangée d’îles dans la baie, les baraques misérables autour des marais, les Caraïbes immenses.
La nuit de Noël elles allèrent à la messe de minuit de la cathédrale. Fermina occupa la place où autrefois lui parvenait le mieux la musique confidentielle de Florentino Ariza et montra à sa cousine l’endroit exact où une nuit semblable à celle-ci elle avait vu de près et pour la première fois ses yeux épouvantés. Elles se risquèrent seules jusqu’à la porte des Écrivains, achetèrent des friandises, s’amusèrent dans la boutique aux papiers de fantaisie, et Fermina Daza enseigna à sa cousine le lieu où elle avait tout à coup découvert que son amour n’était qu’un mirage. Elle ne se rendait pas compte que chacun de ses pas entre la maison et le collège, chaque endroit de la ville, chaque instant de son passé récent ne semblait exister que par la grâce de Florentino Ariza. Hildebranda le lui fit remarquer mais elle n’en convint pas car jamais elle n’eût admis l’évidence que Florentino Ariza, en bien ou en mal, était tout ce qui lui était arrivé dans la vie.
À la même époque vint un photographe belge qui installa un studio sur les hauteurs de la porte des Écrivains, et tous ceux qui avaient de quoi le payer profitèrent de l’occasion pour se faire faire un portrait. Fermina et Hildebranda furent parmi les premiers. Elles vidèrent l’armoire de Fermina Sânchez, se partagèrent les robes les plus somptueuses, les ombrelles, les chaussures du soir et les chapeaux, et s’habillèrent en dames du milieu du siècle. Gala Placidia les aida à lacer les corsets, leur enseigna à se mouvoir à l’intérieur des armatures de fer des crinolines, à enfiler les gants, à boutonner les bottines à hauts talons. Hildebranda choisit un chapeau avec des plumes d’autruche qui lui tombaient sur les épaules. Fermina en préféra un plus récent orné de fruits en plâtre peint et de fleurs de lin. À la fin, elles se moquèrent d’elles-mêmes lorsque dans le miroir elles se virent pareilles aux daguerréotypes de leurs grands-mères, et s’en furent heureuses, malades de rire, prêtes pour la photo de leur vie. Gala Placidia les regarda du haut du balcon traverser le parc, leurs ombrelles déployées, gardant comme elles le pouvaient l’équilibre sur leurs hauts talons, poussant de tout leur corps les crinolines comme on pousse une voiture d’enfants, et elle les bénit afin que Dieu les aidât dans la réussite de leurs portraits.
Il y avait de l’agitation devant le studio du Belge car on photographiait Beny Centeno qui, à cette époque, avait gagné le championnat de boxe à Panama. Il était en pantalon de combat, avec des gants et une couronne sur la tête, et le photographier n’était guère facile car il devait rester en position d’attaque pendant une minute en respirant le moins possible, mais ne pouvait résister à la tentation de montrer son art pour faire plaisir à ses partisans qui éclataient en ovations dès qu’il se mettait en garde. Quand vint le tour des cousines, le ciel s’était couvert et la pluie semblait imminente, mais elles se laissèrent poudrer le visage avec de l’amidon et s’appuyèrent avec tant de naturel à la colonne d’albâtre qu’elles parvinrent à rester immobiles plus longtemps qu’il semblait nécessaire. Ce fut un portrait pour l’éternité. Lorsque Hildebranda mourut dans son hacienda de Flores de Maria, on en trouva une copie sous clef, dans l’armoire de sa chambre, cachée entre les plis des draps parfumés, auprès d’une pensée fossilisée et au creux d’une lettre effacée par les ans. Fermina Daza conserva la sienne pendant des années à la première page d’un album de famille d’où elle disparut sans que l’on sût ni quand ni comment, pour finir entre les mains de Florentino Ariza à la suite d’une série de hasards invraisemblables et alors que tous deux avaient plus de soixante ans.
Lorsque Fermina et Hildebranda sortirent du studio du Belge, les arcades de la place des Écrivains regorgeaient de monde jusque sur les balcons. Elles avaient oublié qu’elles avaient le visage blanc à cause de l’amidon et les lèvres peintes d’une pommade couleur chocolat, et que leurs vêtements ne correspondaient ni à l’heure ni à l’époque. La rue les accueillit avec des sifflements moqueurs. Elles étaient dans une encoignure, essayant d’échapper aux quolibets de la foule, lorsque, se frayant un chemin au milieu des badauds, apparut le landau aux alezans dorés. Les huées cessèrent et les groupes hostiles se dispersèrent. Hildebranda ne devait jamais oublier la première vision de l’homme qui se présenta sur le marchepied, son haut-de-forme de satin, son gilet de brocart, ses manières savantes, la douceur de ses yeux et l’autorité de sa présence.
Bien qu’elle ne l’eût jamais vu, elle le reconnut aussitôt. Fermina Daza lui avait parlé de lui, presque par hasard et sans marquer d’intérêt, un après-midi du mois précédent lorsqu’elle avait refusé de passer devant la demeure du marquis de Casalduero parce que le landau aux chevaux d’or était arrêté devant la porte. Elle lui avait raconté qui en était le propriétaire et tenté de lui expliquer les raisons de son antipathie. Hildebranda l’oublia. Mais lorsqu’elle le vit à la portière de la voiture, tel une apparition de conte de fées, un pied à terre, l’autre sur le marchepied, elle ne comprit pas les motifs de sa cousine.
« Faites-moi le plaisir de monter, leur dit le docteur Juvenal Urbino. Je vous conduirai là où vous l’ordonnerez. »
Fermina Daza ébaucha un geste de réticence, mais Hildebranda avait déjà accepté. Le docteur Juvenal Urbino recula d’un pas et du bout des doigts, presque sans la toucher, l’aida à monter dans la voiture. Fermina Daza, n’ayant pas le choix, grimpa derrière elle, le visage enflammé par la honte.
La maison n’était qu’à quelques mètres. Les cousines ne s’aperçurent pas si le docteur était ou non de connivence avec le cocher, mais sans doute l’était-il car la voiture mit plus d’une demi-heure pour arriver. Elles étaient assises sur le siège principal, face à lui qui se trouvait dans le sens contraire de la marche. Fermina Daza tourna la tête et s’absorba dans le vide. Hildebranda, en revanche, était ravie, et le docteur Urbino plus ravi encore de son ravissement. Dès que la voiture eut démarré, elle perçut la chaude senteur de cuir naturel des sièges, l’intimité de l’intérieur capitonné, et déclara que cela lui paraissait un endroit où il devait faire bon vivre. Très vite ils commencèrent à rire, à échanger des plaisanteries de vieux amis, puis se lancèrent dans un jeu d’esprit au jargon facile qui consistait à intercaler entre chaque syllabe une syllabe conventionnelle. Ils feignaient de croire que Fermina Daza ne les entendait pas bien qu’ils sussent qu’elle les écoutait, et plus encore qu’elle n’écoutait qu’eux, et c’est pourquoi ils continuaient. Au bout d’un moment, après avoir beaucoup ri, Hildebranda avoua qu’elle ne pouvait supporter plus longtemps le supplice des bottines.
« Rien de plus facile, dit le docteur Urbino. Nous allons voir qui va gagner. »
Il commença à délacer ses bottes, et Hildebranda accepta le défi. L’entreprise était délicate car les baleines du corset l’entravaient et ne lui permettaient pas de se pencher en avant, mais le docteur Urbino s’attarda exprès, jusqu’à ce qu’elle sortît les bottines de dessous ses jupes avec un éclat de rire triomphant, comme si elle venait de les repêcher au fond d’un lac. Tous deux regardèrent alors Fermina Daza et virent son magnifique profil de grive plus fin que jamais se découper contre l’incendie du crépuscule. Elle était trois fois furieuse : à cause de la situation imméritée dans laquelle elle se trouvait, à cause de la conduite libertine d’Hildebranda et parce qu’elle était certaine que le cocher tournait en rond afin de retarder leur arrivée. Mais Hildebranda était déchaînée.
« Maintenant je me rends compte que ce n’étaient pas les chaussures qui me gênaient mais cette cage de fer. »
Le docteur Juvenal Urbino comprit qu’elle voulait parler de la crinoline et saisit l’occasion au vol. « Rien de plus facile, dit-il. Ôtez-la. » D’un geste rapide de prestidigitateur, il sortit un mouchoir de sa poche, se banda les yeux et dit : « Je ne regarde pas. »
Le bandeau faisait ressortir la pureté des lèvres entre la barbe ronde et noire et les moustaches aux pointes effilées, et Hildebranda se sentit secouée par un ouragan de panique. Elle regarda Fermina Daza et la vit non pas furieuse mais terrorisée à l’idée qu’elle fût capable d’ôter sa jupe. Hildebranda redevint sérieuse et lui demanda, par signes de la main : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Fermina Daza lui répondit dans le même code que si elles ne rentraient pas immédiatement à la maison elle se jetterait de la voiture en marche. « J’attends, dit le médecin.
— Vous pouvez regarder », dit Hildebranda. En enlevant son bandeau Juvenal Urbino la trouva différente et comprit que le jeu était fini et qu’il avait mal fini. Il adressa un signe au cocher qui fit demi-tour, et la voiture entra dans le parc des Évangiles au moment où l’allumeur de réverbères donnait de la lumière aux becs de gaz. Toutes les églises sonnèrent l’angélus. Hildebranda descendit à la hâte, quelque peu contrariée par l’idée d’avoir déplu à sa cousine, et dit au revoir au médecin en lui donnant une poignée de main sans cérémonies. Fermina l’imita mais lorsqu’elle voulut retirer sa main gantée de satin, le docteur Urbino lui serra avec force le doigt du coeur.
« J’attends votre réponse », lui dit-il.
Fermina Daza tira plus fort et le gant vide pendit dans la main du docteur Urbino. Elle n’attendit pas qu’il le lui rendît. Elle se coucha sans manger. Hildebranda, comme si rien ne s’était passé, entra dans la chambre après avoir dîné avec Gala Placidia dans la cuisine, et commenta avec sa grâce naturelle les incidents de l’après-midi. Elle ne dissimula pas son enthousiasme pour le docteur Urbino, pour son élégance et sa sympathie, et Fermina Daza ne fit aucun commentaire. Mais elle était remise de la contrariété. À un certain moment, Hildebranda avoua : lorsque le docteur Juvenal Urbino s’était bandé les yeux et qu’elle avait vu l’éclat de ses dents parfaites entre ses lèvres roses, elle avait éprouvé un irrésistible désir de le manger de baisers. Fermina Daza se tourna contre le mur et mit fin à la conversation, sans intention d’offenser sa cousine, plutôt souriante.
« Tu es une vraie pute », dit-elle.
Elle passa une nuit agitée, voyant le docteur Juvenal Urbino partout, le voyant rire, chanter, cracher, les yeux bandés, des étincelles de soufre entre ses dents, et se moquer d’elle dans un jargon débridé à l’intérieur d’une étrange voiture qui grimpait vers le cimetière des pauvres. Elle s’éveilla bien avant l’aube, épuisée, et, les yeux clos, resta éveillée, pensant aux innombrables années qui lui restaient encore à vivre. Puis, tandis qu’Hildebranda faisait sa toilette, elle écrivit une lettre à toute vitesse, la plia à toute vitesse, la mit à toute vitesse dans une enveloppe, et avant qu’Hildebranda ne sortît de la salle de bains, elle envoya Gala Placidia la porter au docteur Juvenal Urbino. C’était une lettre bien à elle, sans un mot de plus ni de moins, dans laquelle elle se limitait à dire oui, docteur, parlez à mon père.
Lorsque Florentino Ariza apprit que Fermina Daza allait épouser un médecin fortuné et de haut rang, instruit en Europe et possédant une réputation insolite pour son âge, nulle force ne fut en mesure de le tirer de sa prostration. Tránsito Ariza, voyant qu’il avait perdu la parole et l’appétit et qu’il passait des nuits blanches à pleurer sans relâche, fit l’impossible pour le consoler en utilisant des stratagèmes d’amante et, au bout d’une semaine, obtint qu’il mangeât de nouveau. Elle parla alors à Léon XII Loayza, l’unique survivant des trois frères et, sans lui en expliquer la raison, le supplia de donner à son neveu un emploi quelconque dans son entreprise de navigation, à condition que ce fût dans un port perdu au milieu de la jungle de la Magdalena, qu’il n’y eût ni courrier ni télégraphe et qu’il n’y vît personne pouvant lui raconter quoi que ce fût de cette ville de perdition. Par considération pour la veuve de son frère qui ne supportait pas même la simple existence du bâtard, l’oncle ne lui concéda pas l’emploi mais il lui obtint le poste de télégraphiste de Villa de Leyva, un village de rêve situé à plus de vingt journées de route et presque trois mille mètres d’altitude au-dessus du niveau de la rue des Fenêtres.
Florentino Ariza ne fut jamais très conscient de ce voyage médicinal. Il devait s’en souvenir toute sa vie, comme de tout ce qui s’était produit à cette époque, à travers le prisme déformé de son infortune. Lorsqu’il reçut le télégramme de nomination, il pensa n’en pas faire cas, mais Lotario Thugut le convainquit par des arguments d’allemand qu’un avenir radieux l’attendait dans l’administration. Il dit : « Le télégraphe, c’est le métier de l’avenir. » Il lui fit cadeau d’une paire de gants fourrés en lapin, d’un bonnet des steppes et d’un par-dessus avec un col en peluche qu’il avait porté pendant les hivers glacials de Bavière. L’oncle Léon XII lui offrit deux costumes de drap et des bottes imperméables qui avaient appartenu à son frère aîné et lui paya le voyage en cabine sur le prochain bateau. Tránsito Ariza coupa les vêtements aux mesures de son fils, moins corpulent que le père et beaucoup plus petit que l’Allemand, et lui acheta des chaussettes de laine et des caleçons longs afin qu’il ne manquât de rien sur ces hauteurs désolées et froides. Florentino Ariza, endurci à force de souffrir, assistait aux préparatifs du voyage comme un mort eût assisté à la préparation de ses honneurs funèbres. Il ne dit à personne qu’il partait, ne dit à personne au revoir, à cause de ce même hermétisme de fer qui l’avait conduit à ne révéler le secret de sa passion qu’à sa mère et à elle seule, mais la veille du voyage son coeur commit en toute conscience une dernière folie qui faillit lui coûter la vie. À minuit il enfila son costume du dimanche et joua sous le balcon de Fermina Daza la valse d’amour connue d’eux seuls, qu’il avait composée pour elle et qui avait été pendant trois ans l’emblème de leur complicité contrariée. Il la joua en murmurant les mots, son violon baigné de larmes, et avec une inspiration si profonde que dès les premières mesures les chiens de la rue commencèrent à aboyer, puis ceux de toute la ville, mais peu à peu, ensorcelés par la musique, ils finirent par se taire, et la valse s’acheva dans un silence surnaturel. Derrière le balcon, la fenêtre ne s’ouvrit pas et dans la rue nul ne se montra, pas même le veilleur de nuit qui presque toujours s’approchait avec son quinquet pour tenter de prospérer grâce aux miettes des sérénades. Cet acte fut pour Florentino Ariza un exorcisme qui le soulagea, car lorsqu’il rangea le violon dans son étui et s’éloigna dans les rues mortes sans regarder derrière lui, il n’avait plus le sentiment de partir le lendemain, mais d’être parti depuis de nombreuses années avec l’irrévocable décision de ne jamais revenir.
Le bateau, un des trois navires identiques de la Compagnie fluviale des Caraïbes, avait été rebaptisé Pie VI Loayza en hommage à son fondateur. C’était une maison de bois flottante à deux étages, bâtie sur une coque en fer large et plate, avec une calaison maximale de cinq pieds, qui lui permettait de mieux naviguer sur les fonds variables du fleuve. Les bateaux plus anciens avaient été fabriqués à Cincinnati au milieu du siècle, sur le modèle légendaire de ceux qui naviguaient sur l’Ohio et le Mississippi, et ils possédaient de chaque côté une roue de propulsion mue par une chaudière à bois. Comme eux, les navires de la Compagnie fluviale des Caraïbes avaient leurs machines à vapeur sur le pont inférieur, presque au ras de l’eau, ainsi que les cuisines et les grands enclos à volaille où l’équipage suspendait les hamacs entrecroisés à différentes hauteurs. À l’étage supérieur, la chambre de navigation, les cabines du capitaine et des officiers, une salle de jeux et une salle à manger où les passagers importants étaient invités au moins une fois à dîner et à jouer aux cartes. À l’étage intermédiaire se trouvaient six cabines de première classe, de chaque côté d’une coursive qui servait de salle à manger commune et, en proue, un salon ouvert sur le fleuve avec des garde-fous en dentelle de bois et des piliers de fer où la nuit les passagers ordinaires accrochaient leurs hamacs. À la différence des navires plus anciens, les palettes de propulsion de ces bateaux ne se trouvaient pas sur les côtés mais en poupe où, juste au-dessous des cabinets suffocants du pont des passagers, il y avait une énorme roue à aubes. Une fois monté à bord, un dimanche de juillet à sept heures du matin, Florentino Ariza ne prit pas la peine d’explorer le navire, comme le faisaient presque par instinct ceux qui entreprenaient pour la première fois le voyage. Il n’eut conscience de la nouvelle réalité que dans la soirée, alors qu’ils passaient devant le village de Calamar, en allant uriner à l’arrière et en voyant par le trou des cabinets la gigantesque roue à aubes tourner sous ses pieds dans un tonnerre volcanique d’écume et de vapeurs brûlantes.
Il n’avait jamais voyagé. Il emportait une cantine en fer contenant ses vêtements pour les frimas, les romans illustrés qu’il achetait sous forme de feuilletons mensuels et que lui-même cousait à des couvertures de carton, et les poèmes d’amour qu’il récitait par coeur et qui étaient sur le point de tomber en poussière à force d’avoir été lus. Il avait laissé son violon qu’il identifiait trop à son malheur, mais sa mère l’avait obligé à emporter son petate, un équipement pour dormir très pratique et très populaire : un oreiller, un drap, un petit vase de nuit en potin gris et une bâche en mailles fines et serrées pour se protéger des moustiques, le tout enveloppé dans une natte fermée par deux cordes de pite pouvant tenir lieu de hamac en cas d’urgence. Florentino Ariza ne voulait pas le prendre car il pensait qu’il serait inutile dans une cabine où il y avait des lits, mais dès la première nuit il dut une fois de plus remercier le bon sens de sa mère. En effet, à la dernière minute, était monté à bord un passager en habit arrivé le matin même sur un bateau en provenance d’Europe, et accompagné du gouverneur de la province en personne. Il voulait sans plus attendre poursuivre le voyage avec sa femme, sa fille, son domestique en livrée et sept malles frappées de clous dorés qui ne passèrent qu’à grand-peine par les escaliers. Le capitaine, un géant de Curaçao, parvint à émouvoir le sens patriotique des créoles afin d’installer les voyageurs imprévus. Il expliqua à Florentino Ariza dans un méli-mélo d’espagnol et de papiamento que l’homme en habit était le nouveau ministre plénipotentiaire d’Angleterre en voyage pour la capitale de la république, lui rappela que ce royaume avait apporté une aide décisive à notre libération de la domination espagnole et qu’en conséquence tout sacrifice était bien peu de chose pour qu’une famille investie d’une aussi haute dignité se sentît chez nous mieux que chez elle. Florentino Ariza, bien sûr, renonça à sa cabine.
Au début il ne le regretta pas car en cette époque de l’année le débit du fleuve était important, de sorte que les premières nuits, le bateau navigua sans encombre. Après le dîner, vers cinq heures du soir, l’équipage répartissait entre les passagers des lits de camp pliables et chacun ouvrait le sien où il le pouvait, l’arrangeait avec les chiffons de son petate et installait par-dessus la moustiquaire de tulle. Ceux qui avaient des hamacs les accrochaient dans le salon et ceux qui n’avaient rien dormaient sur les tables de la salle à manger, enveloppés dans les nappes qu’on ne changeait pas plus de deux fois pendant le voyage. Florentino Ariza restait éveillé la plus grande partie de la nuit, croyant entendre la voix de Fermina Daza dans la brise fraîche du fleuve, ressassant sa solitude et ses souvenirs, l’écoutant chanter dans la respiration du navire qui avançait dans les ténèbres à pas de grande bête, jusqu’à ce que surgissent les premières marbrures roses sur l’horizon et que le jour nouveau éclatât soudain sur les pâturages déserts et les marais de brumes. Le voyage lui semblait alors une preuve supplémentaire de la sagesse de sa mère et il se sentait la force de survivre à l’oubli.
Cependant, au bout de trois jours de bonnes eaux, la navigation se fit plus difficile, entre des bancs de sable intempestifs et des turbulences trompeuses. Le fleuve devenait trouble et allait se rétrécissant de plus en plus dans une forêt enchevêtrée d’arbres colossaux où il n’y avait de temps à autre qu’une cahute de paille à côté du bois entassé pour les chaudières des bateaux. Le charivari des perroquets et le scandale des singes invisibles semblaient accroître la canicule de la mi-journée. Mais la nuit, il fallait amarrer le bateau pour dormir et le simple fait d’être vivant devenait alors insupportable. À la chaleur et aux moustiques s’ajoutait la puanteur des quartiers de viande mis à sécher aux bastingages. La plupart des passagers, les Européens surtout, abandonnaient le pourrissoir des cabines et passaient la nuit à marcher sur le pont, chassant toutes sortes de bestioles avec la même serviette qui servait à éponger leur sueur incessante, et au lever du jour ils étaient épuisés et enflés à cause des piqûres des moustiques.
De plus, cette année-là, avait éclaté un nouvel épisode de l’intermittente guerre civile entre libéraux et conservateurs, et le capitaine avait pris des précautions très sévères quant à l’ordre intérieur et à la sécurité des passagers. Pour tenter d’éviter erreurs et provocations, il avait interdit la distraction favorite des voyages de l’époque : la chasse aux caïmans qui se doraient au soleil sur des bancs de sable. Plus loin, lorsque au cours d’une discussion quelques passagers se divisèrent en deux bandes ennemies, il confisqua les armes de tout le monde en promettant de les rendre au terme du voyage. Il fut inflexible, même avec le ministre britannique qui, au lendemain du départ, était apparu habillé en chasseur, avec une carabine de précision et un fusil à deux coups pour tuer les tigres. Les restrictions se firent plus draconiennes encore passé le port de Tenerife lorsqu’ils croisèrent un bateau qui avait hissé le pavillon jaune de la peste. Le capitaine ne put obtenir aucune information sur cet avertissement inquiétant car l’autre bateau ne répondit pas à ses signaux. Le même jour ils en rencontrèrent un autre qui chargeait du bétail pour la Jamaïque et qui les informa que le navire battant le pavillon de la peste transportait deux malades atteints du choléra et que l’épidémie faisait des ravages sur tout le parcours du fleuve qu’il leur restait encore à naviguer. On interdit alors aux passagers de quitter le bateau aussi bien dans les ports suivants que dans les endroits dépeuplés où il accostait pour charger du bois. De sorte que pendant le reste du voyage jusqu’au port d’arrivée, qui dura encore six jours, les passagers prirent des habitudes pénitentiaires. Parmi celles-ci, la contemplation pernicieuse de cartes postales pornographiques hollandaises qui circulèrent de main en main sans que nul ne sût d’où elles sortaient bien qu’aucun vétéran du fleuve n’ignorât qu’elles étaient à peine un échantillon de la collection légendaire du capitaine. Mais même cette distraction sans avenir finit par accroître l’ennui.
Florentino Ariza supporta les rigueurs du voyage avec la patience minérale qui désolait sa mère et exaspérait ses amis. Il ne fréquenta personne. Il passait des journées paisibles assis devant le bastingage à contempler les caïmans immobiles sur les bancs de sable exposés au soleil, mâchoires béantes pour attraper les papillons, les bandes de hérons apeurés qui s’envolaient soudain des marais, les lamantins qui allaitaient leurs petits avec leurs grandes mamelles maternelles et surprenaient les passagers par leurs gémissements de femme. En une seule journée il vit passer trois corps humains qui flottaient, gonflés et verts, des charognards posés sur eux. Passèrent d’abord les corps de deux hommes, l’un sans tête, puis celui d’une petite fille dont les cheveux de méduse s’en allèrent en ondulant dans le sillage du bateau. Il ne put savoir, parce qu’on ne le savait jamais, s’ils avaient été victimes du choléra ou de la guerre, mais le remugle nauséabond contamina dans sa mémoire le souvenir de Fermina Daza.
Il en était toujours ainsi ; tout événement, bon ou mauvais, avait un rapport avec elle. La nuit, lorsqu’on amarrait le bateau et que la plupart des passagers ne cessaient de faire les cent pas sur le pont, il récitait presque par coeur les feuilletons illustrés sous la lampe à pétrole de la salle à manger, la seule qui restait allumée jusqu’au matin, et les drames tant de fois relus retrouvaient leur magie originale, lorsque aux protagonistes imaginaires il substituait ses amis de la vie réelle et réservait pour lui et pour Fermina Daza les rôles aux amours impossibles. D’autres nuits il écrivait des lettres angoissées dont il éparpillait ensuite les morceaux sur les eaux qui coulaient sans cesse vers elle. Ainsi les heures les plus difficiles s’enfuyaient-elles. Il incarnait tantôt un prince timide, tantôt un chevalier errant de l’amour, tantôt sa propre peau écorchée d’amant condamné à l’oubli, et lorsque se levaient les premières brises il allait s’assoupir dans les fauteuils près du bastingage.
Une nuit qu’il avait interrompu sa lecture plus tôt que de coutume et se dirigeait, distrait, vers les toilettes, une porte s’ouvrit dans la salle à manger déserte, et une main de rapace l’attrapa par la manche de sa chemise et l’enferma dans une cabine. C’est à peine s’il parvint à sentir dans le noir une femme nue au corps sans âge et à la respiration débridée, trempée d’une sueur brûlante, qui le renversa sur la couchette, détacha la boucle de sa ceinture, fit sauter les boutons de sa braguette, s’écartela toutes jambes ouvertes au-dessus de lui, le chevaucha, et sans gloire aucune le dépouilla de sa virginité. Tous deux roulèrent agonisants dans le néant d’un abîme sans fond qui sentait le marécage à crevettes. Elle demeura un instant sur lui, hors d’haleine, et dans l’obscurité cessa d’exister.
« Maintenant, partez et oubliez tout cela, dit-elle. Il n’y a jamais rien eu. »
L’assaut avait été si rapide et si triomphal qu’on ne pouvait le concevoir comme une folie soudaine au milieu de l’ennui mais plutôt comme le fruit d’un plan élaboré avec tout le temps nécessaire et une grande minutie dans les détails. Cette certitude flatteuse accrut l’inquiétude de Florentino Ariza qui, au sommet de la jouissance, avait senti une révélation à laquelle il ne pouvait croire et qu’il refusait même d’admettre, et qui signifiait que l’amour illusoire de Fermina Daza pouvait être remplacé par une passion terrestre. C’est ainsi qu’il s’obstina à découvrir l’identité de sa magistrale violeuse dont l’instinct de panthère lui permettrait peut-être de trouver le remède à son infortune. Mais il n’y parvint pas. Au contraire plus il approfondissait son enquête, plus il se sentait loin de la vérité.
L’assaut avait eu lieu dans la dernière cabine, mais celle-ci communiquait avec l’avant-dernière par une porte intérieure, de sorte qu’elles formaient une chambre familiale à quatre couchettes. Là, voyageaient deux jeunes femmes, une troisième un peu plus âgée mais très belle à regarder, et un enfant de quelques mois. Elles avaient embarqué à Barranco de Loba, le port où l’on chargeait les marchandises et les passagers de la ville de Mompox, rayée des itinéraires des bateaux à vapeur à cause de l’inconstance du fleuve, et Florentino Ariza les avait remarquées car elles portaient le bébé dans une grande cage à oiseaux.
Elles voyageaient habillées comme sur les transatlantiques à la mode, avec des vertugadins sous leurs jupes de soie, des gorgerettes de dentelle et des capelines ornées de fleurs en mousseline, et les deux plus jeunes changeaient de tenue plusieurs fois par jour, de sorte qu’elles semblaient avoir emporté avec elles une fraîcheur printanière alors que les autres passagers étouffaient de chaleur. Toutes trois se servaient avec habileté de leurs ombrelles et des éventails de plumes, mais avec les sous-entendus indéchiffrables des Momposiniennes de l’époque. Florentino Ariza ne réussit pas même à préciser quelles relations existaient entre elles bien qu’elles appartinssent sans doute à une même famille. Au début il pensa que l’aînée pouvait être la mère des deux autres, mais il se rendit compte qu’elle n’était pas assez âgée et qu’en outre elle était en demi-deuil alors que les autres ne l’étaient pas. Il ne concevait pas que l’une d’elles eût osé faire ce qu’elle avait fait tandis que les deux autres dormaient dans les couchettes voisines, et la seule hypothèse raisonnable était qu’elle avait profité d’un moment fortuit, ou qui sait concerté à l’avance, où elle était seule dans la cabine. Il constata que deux d’entre elles sortaient parfois prendre le frais jusqu’à une heure tardive, tandis que la troisième restait garder l’enfant. Cependant, une nuit qu’il faisait plus chaud encore, elles sortirent toutes les trois ensemble avec l’enfant endormi dans la cage en osier recouverte d’un tulle.
En dépit de cet enchevêtrement d’indices, Florentino Ariza s’empressa d’écarter la possibilité que la plus âgée des trois fût l’auteur de l’enlèvement et élimina aussitôt après la plus jeune qui était la plus belle et la plus effrontée. Il le fit sans motifs valables, pour la simple raison que la surveillance anxieuse des trois femmes l’avait conduit à constater son désir profond que l’amante instantanée fût la mère de l’enfant en cage. Cette supposition le séduisait tant qu’il commença de penser à elle avec plus d’intensité qu’à Fermina Daza, sans que lui importât l’évidence que cette jeune mère ne vivait que pour son enfant. Elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans, elle était svelte et dorée, avec des paupières portugaises qui la rendaient plus distante, et quelques miettes de la tendresse qu’elle prodiguait à l’enfant eussent suffi à n’importe quel homme. Depuis le petit déjeuner jusqu’à l’heure du coucher, elle s’occupait de lui dans le salon tandis que les deux autres jouaient au mah-jong, et lorsqu’elle parvenait à l’endormir, elle suspendait au plafond la cage en osier, du côté le plus frais du bastingage. Mais elle ne le quittait pas quand bien même il était endormi, et berçait la cage en murmurant des chansons d’amour tandis que ses pensées volaient par-dessus les misères du voyage. Florentino Ariza s’accrocha à l’espoir que tôt ou tard elle se dénoncerait, ne fût-ce que par un geste. Il était attentif aux moindres changements de sa respiration dans le rythme du reliquaire qu’elle portait en pendentif sur son chemisier de baptiste, la regardant sans pudeur par-dessus le livre qu’il feignait de lire, et se rendit même coupable de l’impertinence calculée de changer de place à table pour être en face d’elle. Mais il n’obtint pas le plus infime indice qu’elle fût en réalité le dépositaire de l’autre moitié de son secret. Et il ne lui resta d’elle, parce que sa jeune compagne un jour l’interpella, qu’un prénom sans patronyme : Rosalba.
Le huitième jour, le bateau passa à grand-peine par un chenal turbulent encaissé entre des parois de marbre, et après le déjeuner accosta à Port Nare. Là devaient débarquer les passagers qui poursuivaient le voyage dans la province d’Antioquia, une des plus affectées par la nouvelle guerre civile. Le port comprenait une demi-douzaine de cahutes en feuilles de palmier et une épicerie en bois avec un toit de tôles, et il était protégé par plusieurs patrouilles de soldats, pieds nus et mal armés, car on croyait savoir que les insurgés avaient conçu un plan pour piller les navires. Derrière les maisons se dressait, jusqu’au ciel, le promontoire d’une montagne sauvage avec une corniche en forme de fer à cheval taillée au bord du précipice. Sur le bateau, personne ne dormit tranquille, mais il n’y eut pas d’attaque pendant la nuit et le port s’éveilla transformé en une foire dominicale grouillante d’Indiens vendant des amulettes de tagua et des breuvages d’amour entre les rangées de mules prêtes à entreprendre une ascension de six jours jusqu’aux forêts d’orchidées de la Cordillère centrale.
Florentino Ariza s’était amusé à regarder décharger le bateau à dos de nègre, il avait vu descendre les paniers de porcelaine chinoise, les pianos à queue pour les vieilles filles d’Envigado, mais il s’aperçut trop tard que parmi les passagers qui débarquaient se trouvait le groupe de Rosalba. Il les vit alors qu’elles étaient déjà montées en amazone, avec des bottes d’écuyères et des ombrelles aux couleurs équatoriales, et il se décida alors à franchir le pas qu’il n’avait osé franchir les jours précédents : il agita la main pour dire adieu à Rosalba et toutes trois lui répondirent de même avec une familiarité dont l’audace tardive lui secoua les entrailles. Il les vit tourner derrière l’épicerie, suivies des mules portant les malles, les caisses de chapeaux et la cage du bébé, et peu après grimper au bord de l’abîme comme une rangée de petites fourmis laborieuses, avant de disparaître à jamais de sa vie. Alors il se sentit seul au monde et le souvenir de Fermina Daza, qui était resté aux aguets pendant les derniers jours, lui asséna un coup mortel.
Il savait qu’elle devait se marier le samedi suivant en une noce fracassante, et l’être qui l’aimait le plus au monde et l’aimerait pour toujours n’aurait pas même le droit de mourir pour elle. La jalousie jusqu’alors noyée dans les larmes s’empara de son âme. Il suppliait Dieu que la foudre de la justice divine fulminât Fermina Daza au moment où elle s’apprêterait à jurer amour et obéissance à un homme qui ne voulait pour épouse qu’un ornement social, et il s’extasiait devant la vision de la mariée, qui serait sienne ou ne serait à personne, étendue de tout son long sur les dalles de la cathédrale auprès des fleurs d’orangers que la rosée de la mort rendait nivéennes et du torrent mousseux de son voile sur les marbres funéraires de quatorze évêques ensevelis face au maître-autel. Cependant, la vengeance consommée, il se repentait de sa propre méchanceté et voyait alors Fermina Daza se relever le souffle intact, étrangère mais vivante, parce qu’il lui était impossible d’imaginer le monde sans elle. Il ne retrouva pas le sommeil et si parfois il s’asseyait pour grignoter quelque chose, c’était dans l’illusion que Fermina Daza était assise à sa table ou au contraire afin de lui refuser l’hommage de jeûner pour elle. Parfois, il se consolait avec la certitude que dans l’effervescence de la noce et même au cours des nuits fébriles de sa lune de miel, Fermina Daza souffrirait, ne serait-ce qu’un instant, un seul instant mais un instant tout de même, au moment où le fantôme du fiancé trompé, humilié et bafoué se hisserait jusqu’à sa conscience et lui gâcherait son bonheur.
La veille de l’arrivée au port de Caracolf, terme du voyage, le capitaine offrit la traditionnelle fête d’adieu, avec un orchestre d’instruments à vent composé des membres de l’équipage, et des feux d’artifice de toutes les couleurs tirés depuis la cabine de commandement. Le ministre de Grande-Bretagne avait survécu à l’odyssée avec un stoïcisme exemplaire, chassant à la pointe de son appareil photographique les animaux qu’on lui avait interdit de tuer avec des fusils, et il n’y eut de soir qu’on ne le vît en habit dans la salle à manger. Mais pour la fête finale il fit son entrée revêtu du costume écossais du clan Mac Tavish, joua de la cornemuse à loisir, enseigna à danser ses danses nationales à qui voulait les apprendre et avant le lever du jour on dut presque le traîner de force jusqu’à sa cabine. Florentino Ariza, accablé de douleur, s’était installé dans le coin le plus reculé du pont, où ne lui parvenaient pas même les rumeurs de la fête, et il s’était enveloppé dans le manteau de Lotario Thugut pour tenter de résister au tremblement de ses os. Il s’était réveillé à cinq heures du matin, comme se réveille un condamné à mort à l’aube de l’exécution, et il avait passé tout le samedi à imaginer minute après minute chaque instant du mariage de Fermina Daza. Plus tard, lorsqu’il rentra chez lui, il se rendit compte qu’il s’était trompé de date et que tout avait été différent de ce qu’il avait imaginé, mais il eut tout de même le bon sens de rire de son imagination.
Ce fut en tout cas un samedi de passion qui connut son apogée avec un nouvel accès de fièvre, lorsqu’il crut qu’était arrivé le moment où les jeunes mariés s’enfuyaient en secret par une porte dérobée afin de s’abandonner aux délices de leur première nuit. Quelqu’un qui le vit trembler de fièvre prévint le capitaine et celui-ci, craignant un cas de choléra, quitta la fête avec le médecin du bord qui, par précaution, l’envoya dans la cabine de quarantaine avec une bonne dose de bromure. Le lendemain, cependant, lorsque les escarpements de Caracolí furent en vue, la fièvre avait disparu et il avait l’esprit exalté car dans le marasme des calmants il avait décidé, une fois pour toutes et sans autre forme de procès, d’envoyer au diable l’avenir radieux du télégraphe et de retourner par le même bateau à sa vieille rue des Fenêtres.
Il ne lui fut pas difficile d’obtenir qu’on lui offrît le voyage de retour en contrepartie de la cabine qu’il avait cédée au représentant de la reine Victoria. Le capitaine tenta de l’en dissuader, arguant lui aussi que le télégraphe était la science de l’avenir. C’était si vrai, dit-il, qu’on était en train d’inventer un système pour l’installer sur les bateaux. Mais Florentino Ariza résista à tout argument, et le capitaine finit par le ramener, non parce qu’il lui devait une cabine, mais parce qu’il connaissait ses véritables liens avec la Compagnie fluviale des Caraïbes.
La descente du fleuve se fit en moins de six jours et Florentino Ariza se sentit de nouveau chez lui dès qu’ils entrèrent, au petit matin, dans les marais de las Mercedes et qu’il vit la rangée de lumières des pirogues de pêche onduler dans le sillage du navire. Il faisait encore nuit lorsqu’ils accostèrent dans l’anse de l’Enfant perdu, à neuf lieues de la baie, dernier port fluvial des bateaux à vapeur avant qu’on ne draguât et remît en service l’ancien chenal espagnol. Les passagers devaient attendre six heures du matin que vînt la flotille des chaloupes de louage chargées de les conduire jusqu’à la destination finale. Mais Florentino Ariza était si énervé qu’il partit bien avant dans la chaloupe de la poste dont les employés le considéraient comme un des leurs. Avant d’abandonner le navire il céda à la tentation d’un acte symbolique : il jeta son petate à l’eau et le suivit du regard, entre les torches des pêcheurs invisibles jusqu’à ce qu’il sortît de la lagune et disparût sur l’océan. Il était sûr que plus jamais il n’en aurait besoin. Parce que plus jamais il n’abandonnerait la ville de Fermina Daza.
Au petit jour, la baie était une eau dormante. Au-dessus de la brume vaporeuse, Florentino Ariza vit le clocher de la cathédrale que doraient les premières lueurs, il vit les pigeonniers sur les terrasses et, s’orientant grâce à eux, localisa le balcon du palais du marquis de Casalduero, où il supposait que dormait encore la femme de son malheur, blottie contre l’épaule de l’époux satisfait. Cette supposition le déchira, mais il ne tenta rien pour la repousser, bien au contraire : il se complut dans sa douleur. Le soleil commençait à chauffer lorsque la chaloupe de la poste se fraya un passage dans le labyrinthe des voiliers à quai, où les innombrables odeurs du marché, mêlées à la pourriture des fonds, fusionnaient en une seule pestilence. La goélette de Riohacha venait d’arriver, et les équipes d’arrimeurs, de l’eau jusqu’à la ceinture, recevaient les passagers à bord et les portaient jusqu’à la rive. Florentino Ariza fut le premier à sauter à terre de la chaloupe postale, et au même instant il ne sentit plus la puanteur de la baie mais l’odeur personnelle de Fermina Daza dans l’enceinte de la ville. Tout avait son parfum.
Il ne retourna pas au bureau du télégraphe. Son unique préoccupation semblait être les feuilletons d’amour et les volumes de la « Bibliothèque populaire » que sa mère continuait de lui acheter et qu’il lisait et relisait, affalé dans un hamac, jusqu’à les apprendre par coeur. Il ne demanda même pas où était son violon. Il renoua contact avec ses amis les plus proches et parfois ils jouaient au billard ou conversaient aux terrasses des cafés sous les arcades de la place de la Cathédrale. Mais il ne retourna pas aux bals des samedis : il ne pouvait les concevoir sans elle.
Le matin même où il était revenu de son voyage inachevé, il avait appris que Fermina Daza passait sa lune de miel en Europe et son coeur abasourdi en avait conclu qu’elle resterait vivre là-bas sinon pour toujours, du moins pour de nombreuses années. Cette certitude lui communiqua pour la première fois l’espérance de l’oubli. Il pensait à Rosalba dont le souvenir se faisait plus ardent à mesure que s’apaisaient les autres. C’est à cette époque qu’il se laissa pousser la moustache aux pointes gominées qu’il devait conserver pour le restant de ses jours et qui changea sa manière d’être, et l’idée de la substitution de l’amour le conduisit sur des chemins imprévus. L’odeur de Fermina Daza devint peu à peu moins fréquente et moins intense, et finit par ne rester que dans les gardénias blancs.
Il allait à la dérive, sans savoir que faire de la vie, lorsqu’une nuit de guerre, la célèbre veuve Nazaret se réfugia chez lui atterrée parce que sa maison avait été détruite par un coup de canon pendant le siège du général rebelle Ricardo Gaitán Obeso. Tránsito Ariza saisit l’occasion au vol et envoya la veuve dormir dans la chambre de son fils sous prétexte que dans la sienne il n’y avait pas assez de place, mais en réalité dans l’espoir qu’un autre amour le guérit de celui qui l’empêchait de vivre. Florentino Ariza n’avait pas refait l’amour depuis que Rosalba l’avait dépucelé dans la cabine du navire, et il lui parut naturel qu’en cette nuit d’urgence la veuve dormît dans le lit et lui dans le hamac. Mais elle avait déjà décidé à sa place. Assise au bord du lit où Florentino Ariza était allongé sans savoir que faire, elle commença à lui parler de son inconsolable douleur d’avoir perdu son mari trois ans auparavant, tandis qu’elle enlevait et jetait par-dessus bord les crêpes de son veuvage, jusqu’à ce qu’il ne lui restât rien, pas même son alliance. Elle ôta son chemisier de taffetas brodé de perles de verre et le lança à travers la chambre sur la bergère du fond, envoya son corset par-dessus son épaule de l’autre côté du lit, ôta d’un seul geste la longue jupe et le jupon à volants, la gaine en satin du porte-jarretelles, les bas de soie funèbres, et éparpilla le tout sur le sol jusqu’à ce que la chambre fût tapissée des derniers lambeaux de son deuil. Elle le fit avec tant d’allégresse et de pauses bien mesurées que chacun de ses gestes semblait célébré par les coups de canon des troupes assaillantes qui au même moment ébranlaient la ville jusque dans ses fondations. Florentino Ariza tenta de l’aider à défaire l’agrafe du soutien-gorge mais elle le devança par une manoeuvre habile car en cinq ans de dévotion conjugale elle avait appris à se suffire à elle-même dans toutes les formalités de l’amour et même dans ses prémisses, sans l’aide de personne. Enfin elle enleva sa culotte de dentelle, la faisant glisser sur ses jambes d’un rapide mouvement de nageuse, et resta toute nue.
Elle avait vingt-huit ans et accouché trois fois, mais sa nudité conservait intacte le vertige du célibat. Florentino Ariza ne devait jamais comprendre comment des vêtements de pénitente avaient pu dissimuler les ardeurs de cette pouliche vagabonde qui le déshabilla, suffoquée par sa propre fièvre, comme jamais elle n’avait pu le faire avec son mari de peur qu’il la prît pour une putain, et qui tenta d’assouvir en un seul assaut l’abstinence draconienne du deuil avec l’ivresse et l’innocence de cinq ans de fidélité conjugale. Avant cette nuit et depuis l’heure de grâce où sa mère l’avait mise au monde, elle n’avait jamais été, et moins encore dans un même lit, avec un autre homme que son défunt mari.
Elle ne se permit pas le mauvais goût d’un remords. Au contraire. Éveillée par les boules de feu qui passaient en sifflant au-dessus des toits, elle continua d’évoquer jusqu’à l’aube les excellences de son époux, sans lui reprocher d’autre infidélité que celle d’être mort sans elle, absoute par la certitude que jamais il ne lui avait autant appartenu qu’à deux mètres sous terre, dans son caisson cloué de douze clous de trois pouces.
« Je suis heureuse, dit-elle, parce que je sais maintenant en toute sécurité où il est quand il n’est pas à la maison. »
Cette nuit-là elle se dépouilla de son deuil d’un seul coup, sans passer par l’intermédiaire inutile des corsages à fleurettes grises, et sa vie s’emplit de chansons d’amour et de robes provocantes parsemées de perroquets et de papillons, à mesure qu’elle commençait à distribuer son corps à qui voulait bien le lui demander. Les troupes du général Gaitán Obeso vaincues au bout de soixante-trois jours de siège, elle reconstruisit sa maison défoncée par les coups de canon et lui fit une belle terrasse en bord de mer au-dessus des môles où en temps de bourrasque se déchaînait la furie de la houle. C’était son nid d’amour, comme elle l’appelait sans ironie, où elle ne recevait que ceux de son goût, quand elle le voulait et comme elle le voulait, sans faire payer à quiconque un centime, car elle considérait que c’étaient les hommes qui l’honoraient. Dans de très rares cas elle acceptait un cadeau, à condition qu’il ne fût pas en or, et elle s’y prenait avec tant d’habileté que nul n’aurait pu trouver une évidence flagrante de son inconvenante conduite. Elle ne fut qu’une seule fois au bord du scandale, lorsque la rumeur circula que l’archevêque Dante de Luna n’était pas mort par accident d’une assiettée de champignons choisis par erreur, mais qu’il les avait mangés en toute conscience parce qu’elle l’avait menacé de se trancher la gorge s’il persistait dans ses harcèlements sacrilèges. Personne ne lui demanda si c’était vrai, elle n’en parla jamais, et rien ne changea dans sa vie. Elle était, disait-elle en hurlant de rire, la seule femme libre de toute la province.
La veuve Nazaret ne manqua jamais les rendez-vous occasionnels de Florentino Ariza, pas même à l’époque où elle était très affairée, et ce fut toujours sans la prétention d’aimer ou d’être aimée, encore que toujours dans l’espoir de trouver quelque chose qui ressemblât à l’amour sans les problèmes de l’amour. Certaines fois c’était lui qui allait chez elle, et ils aimaient alors rester sur la terrasse au-dessus de la mer, trempés d’écume salée, pour contempler l’aube du monde sur l’horizon. Il mit toute sa ténacité à lui apprendre les friponneries qu’il avait vu faire à d’autres par les trous d’aiguilles de l’hôtel de passe, ainsi que les formules théoriques prêchées par Lotario Thugut durant ses nuits de bamboche. Il l’incita à le laisser regarder tandis qu’ils faisaient l’amour, à échanger la position conventionnelle pour celle de la bicyclette de mer, du poulet à la broche ou de l’ange écartelé, et ils faillirent passer de vie à trépas lorsque, en essayant d’inventer quelque chose de nouveau dans le hamac, les cordes soudain lâchèrent.
Ce furent des leçons stériles. Car s’il était vrai qu’elle était une apprentie téméraire, elle manquait du plus infime talent pour la fornication dirigée. Elle ne comprit jamais les délices de la position conventionnelle du missionnaire, sérénité au lit, n’eut jamais une seconde d’inspiration, et ses orgasmes étaient inopportuns et épidermiques : une baise triste. Florentino Ariza vécut longtemps dans l’illusion d’être le seul, et elle s’amusait à le lui laisser croire, jusqu’au jour où elle eut la malchance de parler en dormant. Peu à peu, en l’écoutant dormir, il reconstruisit morceau par morceau la carte de navigation de ses rêves, et se faufila entre les multiples îles de sa vie secrète. Il apprit ainsi qu’elle ne prétendait pas l’épouser mais qu’elle se sentait liée à sa vie par la gratitude immense qu’il l’eût pervertie. Elle le lui dit à plusieurs reprises :
« Je t’adore parce que tu m’as rendue pute. »
Pour tout dire, elle n’avait pas tort. Florentino Ariza l’avait dépouillée de la virginité d’un mariage conventionnel plus pernicieuse que la virginité congénitale et que l’abstinence du veuvage. Il lui avait appris que rien de ce qui se fait au lit n’est immoral s’il contribue à perpétuer l’amour. Et ce qui devait être dorénavant sa raison de vivre : il la convainquit que les coups que l’on tire sont comptés dès notre naissance et que ceux que l’on ne tire pas, quelle qu’en soit la raison, personnelle ou étrangère, volontaire ou forcée, sont à jamais perdus. Son mérite à elle fut de l’interpréter au pied de la lettre. Cependant, parce qu’il croyait la connaître mieux que quiconque, Florentino Ariza ne pouvait comprendre pourquoi une femme aux recours si puérils, et qui en outre n’arrêtait pas au lit de parler de son époux mort, était à ce point sollicitée. La seule explication qu’il trouva, et que nul ne put démentir, fut que la veuve Nazaret compensait par la tendresse ce qui lui manquait en arts martiaux. Ils commencèrent à se voir moins souvent à mesure qu’elle étendait ses emprises et à mesure qu’il explorait les siennes pour essayer de trouver dans d’autres coeurs brisés un remède à ses anciens maux, et ils finirent par s’oublier sans douleur.
Ce fut le premier amour de lit de Florentino Ariza. Mais au lieu qu’il nouât avec elle une union stable, comme le rêvait sa mère, tous deux en profitèrent pour se lancer dans la vie. Florentino Ariza déploya des méthodes qui semblaient invraisemblables chez un homme tel que lui, taciturne et maigriot, et qui plus est vêtu comme un vieillard d’une autre époque. Cependant, il avait en sa faveur deux avantages. L’un, son coup d’oeil sans pareil pour reconnaître d’emblée la femme qui l’attendait, fût-ce au milieu de la foule où même là il faisait sa cour avec prudence car il sentait que rien ne suscitait plus de honte ni n’était plus humiliant qu’une rebuffade. L’autre était qu’elles l’identifiaient tout de suite comme un solitaire assoiffé d’amour, un nécessiteux des rues dont l’humilité de chien battu les faisait capituler sans conditions, sans rien demander, sans rien attendre de lui, à part la tranquillité d’avoir, en leur âme et conscience, accompli une bonne action. C’était ses seules armes et il livra avec elles, bien que dans le secret absolu, des batailles historiques qu’il consigna avec une rigueur de notaire dans un carnet codé, reconnaissable entre tous, dont le titre voulait tout dire : Elles. Celle qu’il nota la première fut la veuve Nazaret. Cinquante ans plus tard, lorsque Fermina Daza fut libérée de sa condamnation sacramentelle, il possédait vingt-cinq carnets où étaient enregistrées six cent vingt-deux amours ininterrompues, en plus des innombrables aventures fugaces qui ne méritaient pas même une ligne bienveillante.
Florentino Ariza lui-même, au bout de six mois d’amours débridées avec la veuve Nazaret, fut convaincu qu’il était parvenu à survivre au tourment de Fermina Daza. Il le crut et alla même jusqu’à le répéter plusieurs fois à Tránsito Ariza pendant les presque deux ans que dura le voyage de noces, et continua de le croire avec un sentiment de libération sans bornes, jusqu’à un dimanche où, sans que son coeur l’en eût averti, sa mauvaise étoile la lui montra qui sortait de la grand-messe au bras de son mari, assiégée par la curiosité et les louanges de son nouvel univers. Les dames de haut rang, celles-là mêmes qui au début la méprisaient et se moquaient d’elle pour n’être qu’une parvenue sans nom, eussent donné leur vie afin qu’elle se sentît l’une des leurs, et elle les enivrait de son charme. Elle avait assumé de plein droit sa condition d’épouse mondaine, et Florentino Ariza eut besoin d’un instant de réflexion pour la reconnaître. Elle était autre : l’attitude de grande personne, les bottines montantes, le chapeau à voilette avec une plume couleur d’oiseau oriental, tout en elle était différent et naturel comme si tout lui eut appartenu dès sa naissance. Il la trouva plus belle, plus jeune et pourtant plus insaisissable que jamais, bien qu’il n’en comprît pas la raison qu’en voyant son ventre sous la tunique de soie : elle était enceinte de six mois. Toutefois, ce qui l’impressionna le plus fut le couple admirable qu’ils formaient, elle et lui, et l’aisance avec laquelle tous deux dominaient le monde, au point qu’ils semblaient flotter au-dessus des écueils de la réalité. Florentino Ariza n’éprouva ni jalousie ni colère mais un grand mépris envers lui-même. Il se sentit pauvre, laid, inférieur, indigne d’elle comme de toutes les femmes de la terre.
Elle était donc revenue. Elle rentrait et n’avait nulle raison de regretter le tournant qu’elle avait donné à sa vie. Au contraire, elle en eut de moins en moins surtout après avoir survécu aux traverses des premières années. C’était chez elle d’autant plus méritoire qu’elle était arrivée à sa nuit de noces encore dans les brumes de l’innocence. Elle avait commencé à la perdre durant le voyage dans la province de sa cousine Hildebranda. À Valledupar, elle avait enfin compris pourquoi les coqs courent après les poules, assisté à la cérémonie brutale des ânes, vu naître les veaux, et entendu ses cousines parler avec naturel des couples de la famille qui continuaient de faire l’amour, ou raconter comment, quand et pourquoi d’autres avaient cessé de le faire bien qu’ils continuassent de vivre ensemble. C’est alors qu’elle s’était initiée aux plaisirs solitaires, avec la sensation étrange de découvrir quelque chose que son instinct connaissait depuis toujours, dans son lit d’abord, la mâchoire bâillonnée pour ne pas réveiller la demi-douzaine de cousines qui partageaient sa chambre, puis à deux mains, nonchalante et renversée sur le carrelage de la salle de bains, les cheveux dénoués et fumant ses premiers cigares de muletier. Elle le fit toujours avec un brin de mauvaise conscience qu’elle ne surmonta qu’après son mariage, et toujours dans le secret absolu, alors que ses cousines se vantaient du nombre de fois qu’elles le faisaient dans la journée ainsi que de la forme et de l’ampleur de leurs orgasmes. Cependant, malgré l’envoûtement de ces rites initiatiques, elle continua de croire que la perte de la virginité était un sacrifice sanglant.
De sorte que ses noces, qui comptèrent parmi les plus bruyantes des dernières années du siècle, se déroulèrent pour elle dans l’attente de l’horreur. L’angoisse de la lune de miel l’affecta beaucoup plus que le scandale social de son mariage avec un galant comme il n’y en avait pas deux à l’époque. Dès que l’on commença, à la grand-messe, à commenter la publication des bans, Fermina Daza reçut d’autres lettres anonymes, certaines avec des menaces de mort, mais à peine les voyait-elle passer car toute la peur qu’elle était capable d’éprouver était concentrée sur l’imminence du viol. C’était, bien qu’elle ne le fît pas exprès, la manière correcte de considérer les lettres anonymes pour une classe sociale que les railleries de l’histoire avaient habituée à s’incliner devant le fait accompli. De sorte que tous ceux qui lui étaient hostiles se rangeaient peu à peu à son côté à mesure que l’on savait son mariage irrévocable. Elle le remarquait dans les changements graduels du cortège de femmes livides, dégradées par l’arthrite et les ressentiments, qui un beau jour se persuadaient de la vanité de leurs intrigues et apparaissaient dans le petit parc des Évangiles comme chez elles, sans se faire annoncer, avec des recettes de cuisine et des cadeaux de bons voeux. Tránsito Ariza connaissait ce monde, bien que cette fois-ci elle en souffrît corps et âme, et elle savait que ses clientes réapparaissaient les veilles de grandes fêtes lui demander de déterrer ses amphores et de leur prêter, pour vingt-quatre heures pas plus et en paiement d’un intérêt supplémentaire, les bijoux mis en gage. Il y avait si longtemps qu’un tel événement ne s’était produit que les amphores furent vidées afin que les dames aux noms à particule pussent abandonner leurs sanctuaires d’ombres et apparaître, radieuses, avec leurs propres bijoux prêtés, à une noce comme on n’en vit de plus éclatante jusqu’à la fin du siècle et dont l’apothéose fut le parrainage du docteur Rafaël Nufiez, trois fois président de la République, philosophe, poète, et auteur des paroles de l’hymne national, ainsi qu’on pouvait le lire dans les dictionnaires récents. Fermina Daza arriva devant le maître-autel de la cathédrale au bras de son père à qui le port de l’habit donna, l’espace d’un jour, un air de respectabilité. Elle se maria pour toujours au cours d’une cérémonie célébrée par trois évêques, à onze heures du matin le vendredi de gloire de la Sainte-Trinité, et sans une pensée charitable pour Florentino Ariza qui, au même instant, délirait de fièvre et se mourait d’amour pour elle exposé aux intempéries sur un navire qui ne devait pas le conduire à l’oubli. Pendant la cérémonie, et plus tard au cours de la fête, elle garda un sourire qui semblait figé avec de la céruse, une expression sans âme que certains interprétèrent comme le sourire moqueur de la victoire mais qui n’était en fait qu’un pauvre artifice pour dissimuler sa terreur de vierge tout juste mariée.
Par bonheur, des circonstances imprévues jointes à la compréhension de son mari lui accordèrent trois premières nuits sans douleur. Ce fut providentiel. Le navire de la Compagnie générale transatlantique dut dévier de sa route à cause du mauvais temps dans la mer des Antilles et annonça avec trois jours d’anticipation que le départ était avancé de vingt-quatre heures, de sorte qu’il ne leva pas l’ancre pour La Rochelle au lendemain des noces, comme c’était prévu depuis six mois, mais le soir même. Personne ne crut que ce changement n’était pas une des multiples et élégantes surprises du mariage, car la fête se prolongea au-delà de minuit à bord du transatlantique illuminé, avec un orchestre viennois qui inaugurait pour le voyage les dernières valses de Johann Strauss. Les nombreux parrains, imbibés de champagne, furent traînés jusqu’à terre par leurs épouses affligées alors qu’ils demandaient déjà aux stewards s’il ne restait pas des cabines disponibles pour pouvoir continuer la fête jusqu’à Paris. Les derniers à descendre virent Lorenzo Daza devant les gargotes du port, assis par terre en plein milieu de la rue, son habit en lambeaux. Il sanglotait en poussant des cris aigus, comme les Arabes pleurent leurs morts, assis dans une flaque d’eau pourrie qui aurait pu être une mare de larmes.
Les actes de barbarie que craignait Fermina Daza ne se produisirent ni la première nuit, où la mer fut mauvaise, ni au cours des suivantes, de navigation paisible, ni à aucun moment de sa très longue vie conjugale. La première nuit, en dépit de la taille du bateau et du luxe des cabines, fut une épouvantable répétition de celle de la goélette de Riohacha, et son mari, en médecin attentif, ne dormit pas un seul instant afin de la consoler, seule chose qu’un éminent docteur savait faire contre le mal de mer. Mais le troisième jour, après le port de La Guaira, la tempête s’apaisa et ils avaient déjà passé tant d’heures ensemble et avaient tant parlé qu’ils se sentaient comme de vieux amis. La quatrième nuit cependant, lorsque tous deux reprirent leurs habitudes ordinaires, le docteur Juvenal Urbino s’étonna de ce que sa jeune épouse ne priât pas avant de s’endormir. Elle fut sincère : la duplicité des soeurs avait provoqué en elle une résistance aux rites, mais sa foi était intacte et elle avait appris à la conserver en silence. Elle dit : « Je préfère m’entendre toute seule avec Dieu. » Il comprit ses raisons et dorénavant chacun pratiqua à sa manière la même religion. Leurs fiançailles avaient été brèves mais assez informelles pour l’époque car le docteur Urbino lui rendait visite chez elle tous les après-midi à la tombée du soir, sans que personne les surveillât. Elle n’eût pas permis qu’il effleurât ne fût-ce que le bout de ses doigts avant la bénédiction épiscopale, et il ne l’avait d’ailleurs pas tenté. Ce n’est que la première nuit de bonne mer, alors qu’ils étaient déjà couchés mais encore habillés, qu’il esquissa ses premières caresses, et il fut si délicat qu’elle trouva naturelle sa proposition de se mettre en chemise de nuit. Elle se déshabilla dans la salle de bains, non sans avoir auparavant éteint la lumière de la cabine, et lorsqu’elle revint, vêtue de sa longue chemise, elle boucha avec des chiffons les fentes sous la porte afin de se mettre au lit dans l’obscurité absolue. Elle déclara, de bonne humeur :
« Que veux-tu, docteur. C’est la première fois que je dors avec un inconnu. »
Le docteur Juvenal Urbino la sentit se glisser à son côté comme un petit animal craintif voulant se pelotonner le plus loin possible sur une couchette où il était difficile d’être deux sans se toucher. Il prit sa main, froide et crispée de terreur, entrelaça ses doigts aux siens, et presque dans un murmure commença à lui raconter ses souvenirs d’autres voyages en mer. Elle était de nouveau tendue, parce qu’en se glissant dans le lit elle s’était rendu compte qu’il était tout nu et s’était déshabillé pendant qu’elle était dans le cabinet de toilette, et sa terreur du prochain pas à franchir se raviva. Mais le prochain pas tarda plusieurs heures, car le docteur Juvenal Urbino continua de parler tout bas tandis que millimètre à millimètre il s’emparait de la confiance de son corps. Il lui parla de Paris, de l’amour à Paris, des amoureux de Paris qui s’embrassaient dans la rue, dans l’autobus, aux terrasses fleuries des cafés ouverts à l’air brûlant et aux accordéons languides de l’été, et qui faisaient l’amour debout sur les quais de la Seine sans que personne les dérangeât. Tandis qu’il parlait dans l’ombre, il caressa du bout des doigts la courbe de son cou, caressa le duvet de soie de ses bras, le ventre évasif et, lorsqu’il sentit que la tension avait cédé, il fit une première tentative pour lui ôter sa chemise mais elle l’en empêcha d’un geste qui la caractérisait : « Je sais le faire toute seule. » Elle l’ôta, en effet, puis resta immobile au point que le docteur Urbino aurait pu croire qu’elle n’était plus là n’eût été la réverbération de son corps dans les ténèbres.
Au bout d’un moment il reprit sa main et la sentit tiède et légère mais encore humide d’une tendre rosée. Ils restèrent un autre moment en silence, immobiles, lui guettant l’occasion de franchir le pas suivant, elle attendant sans savoir lequel, tandis que l’obscurité se dilatait au rythme de sa respiration de plus en plus intense. Il la lâcha soudain et se précipita dans le vide : il humecta de sa langue le bout de son majeur et effleura à peine l’aréole du sein. Prise au dépourvu, elle sentit une décharge mortelle, comme s’il eût touché un nerf à vif. Elle se réjouit d’être dans le noir pour qu’il ne vît pas la rougeur brûlante qui la parcourut jusqu’à la racine des cheveux. « Calme-toi, lui dit-il, lui-même très calme. N’oublie pas que je les connais. » Il la sentit sourire et dans les ténèbres sa voix fut douce et nouvelle.
« Je m’en souviens très bien, dit-elle, et j’enrage encore. »
Alors il sut qu’ils avaient passé le cap de la bonne espérance, reprit la main longue et douillette et la couvrit de tout petits baisers orphelins, d’abord le métacarpe rugueux, les longs doigts clairvoyants, les ongles diaphanes, puis le hiéroglyphe de sa destinée dans la paume en sueur. Elle ne sut jamais comment sa main à elle arriva jusqu’à sa poitrine à lui et trébucha sur quelque chose qu’elle ne put déchiffrer. Il dit : « C’est un scapulaire. » Elle caressa les poils de sa poitrine puis attrapa de ses cinq doigts le taillis tout entier pour l’arracher à la racine. « Plus fort », dit-il. Elle essaya jusqu’où elle savait ne pas lui faire mal, puis ce fut sa main à elle qui chercha sa main à lui, perdue dans le noir. Il ne laissa pas ses doigts s’entrelacer aux siens mais l’attrapa par le poignet et conduisit sa main le long de son corps avec une force invincible mais très bien dirigée, jusqu’à ce qu’elle sentît le souffle ardent d’un animal à la peau nue, sans forme corporelle mais anxieux et dressé. Au contraire de ce qu’il avait imaginé et de ce qu’elle aurait pu imaginer, elle ne retira pas sa main ni ne la laissa inerte là où il l’avait posée, mais recommanda son corps et son âme à la Très Sainte Vierge Marie, serra les dents par peur de rire de sa propre folie et commença à identifier du toucher l’ennemi dressé, découvrant sa taille, la force de sa tige, l’extension de ses ailes, effrayée de son audace mais compatissante envers sa solitude, se l’appropriant avec une curiosité minutieuse que quiconque de moins expert que son mari eût pris pour des caresses. Il fit appel à ses ultimes forces pour résister au vertige de l’examen mortel, et elle le lâcha avec une grâce enfantine comme elle l’eût jeté à la poubelle.
« Je n’ai jamais pu comprendre comment marche ce machin-là », dit-elle.
Alors il le lui expliqua avec le plus grand sérieux et suivant sa méthode d’enseignement tandis qu’il guidait sa main à elle sur les endroits qu’il mentionnait et qu’elle le laissait la guider avec une obéissance d’élève exemplaire. Il suggéra, à un moment propice, que tout ceci serait plus facile avec de la lumière. Il allait allumer quand elle arrêta son bras en disant : « Je vois mieux avec les mains. » En réalité elle était d’accord, mais elle voulait allumer seule, sans que personne lui en donnât l’ordre. Ce qu’elle fit. Il la vit alors dans la clarté soudaine, en position foetale mais encore recouverte du drap. Il la vit attraper de nouveau et sans niaiserie l’animal de sa curiosité, le retourner à l’endroit et à l’envers, l’observer avec un intérêt qui commençait à être plus que scientifique et dire pour conclure : « Pour être plus laid que ce qu’ont les femmes, il faut vraiment qu’il soit laid. » Il en convint et signala d’autres inconvénients plus graves que la laideur. Il dit : « C’est comme l’aîné d’une famille, on passe son temps à travailler pour lui, on lui sacrifie tout, et à l’heure de vérité il finit par faire ce dont il a envie. » Elle continua de l’examiner, demandant à quoi servait ceci et à quoi servait cela, et lorsqu’elle se considéra bien informée, elle le soupesa des deux mains pour bien se prouver que même son poids n’en valait pas la peine et le laissa retomber avec une grimace de dédain.
« En plus, je crois qu’il a trop de choses », dit-elle.
Il resta perplexe. Le sujet de sa thèse de doctorat avait porté sur l’utilité de simplifier l’organisme humain. Il lui paraissait désuet, avec beaucoup de fonctions inutiles ou réitératives qui avaient été indispensables à d’autres âges de l’humanité mais non au nôtre. Oui : il pouvait être plus simple et par là même moins vulnérable. Il conclut : « C’est une chose que Dieu seul peut faire, bien sûr, mais de toute façon il serait bon de poser la question en termes théoriques. » Elle rit, amusée, et d’une façon si naturelle qu’il profita de l’occasion pour la serrer dans ses bras et lui donner son premier baiser sur la bouche. Elle lui répondit et il continua de lui donner des baisers très doux sur les joues, le nez, les paupières tandis que sa main glissait sous le drap et caressait le pubis rond et lisse : un pubis de Japonaise. Elle n’écarta pas sa main mais garda la sienne en état d’alerte au cas où il ferait un pas de plus.
« On ne va pas poursuivre la leçon de médecine, dit-elle.
— Non, dit-il, cette fois ce sera une leçon d’amour. »
Alors il releva le drap et elle, non contente de ne pas s’y opposer, l’envoya loin de la couchette d’un coup de pied rapide car elle ne supportait plus la chaleur. Son corps était ondulant et élastique, beaucoup plus sérieux que ce qu’il paraissait lorsqu’elle était habillée, et il avait une odeur d’animal des bois qui permettait de la reconnaître entre toutes les femmes du monde. Sans défense et dans la lumière, elle sentit soudain un bouillonnement de sang lui monter au visage et la seule chose qui lui vint à l’esprit pour le dissimuler fut de s’accrocher au cou de son homme et de l’embrasser à fond, très fort, jusqu’à ce qu’ils aient épuisé tout l’air de leur respiration.
Il savait qu’il ne l’aimait pas. Il s’était marié parce que sa fierté, son sérieux, sa force lui plaisaient, et aussi sans doute à cause d’un brin de vanité, mais lorsqu’elle l’embrassa pour la première fois il fut certain qu’aucun obstacle ne s’opposerait à l’invention d’un bon amour. Ils n’en parlèrent pas cette première nuit où ils parlèrent de tout jusqu’au petit matin, et ils ne devaient jamais en parler. Mais à la longue aucun des deux ne se trompa.
Au matin, lorsqu’ils s’endormirent, elle était toujours vierge, bien qu’elle ne dût plus le rester longtemps. La nuit suivante, en effet, après lui avoir appris à danser les valses de Vienne sous le ciel sidéral des Caraïbes, il se rendit dans le cabinet de toilette après elle et lorsqu’il entra dans la cabine il la trouva qui l’attendait, nue, sur le lit. Ce fut elle qui prit l’initiative et s’abandonna à lui sans peur, sans douleur, dans la joie d’une aventure en haute mer, et sans autres vestiges de cérémonie sanglante que la rose d’honneur sur le drap. Tous deux le firent bien, presque comme un miracle, et continuèrent de bien le faire de jour comme de nuit et de mieux en mieux à mesure que le voyage avançait, et lorsqu’ils arrivèrent à La Rochelle ils s’entendaient comme de vieux amants.
Ils restèrent seize mois en France, avec Paris pour port d’attache entre de courts voyages dans les pays limitrophes. Ils firent l’amour tous les jours et plus d’une fois les dimanches d’hiver, lorsqu’ils restaient à folâtrer au lit jusqu’à l’heure du déjeuner. C’était un homme aux ardeurs honorables, et de plus bien entraîné, et elle n’était pas faite pour que quiconque prît avantage sur elle, de sorte qu’ils durent accepter, au lit, un pouvoir partagé. Après trois mois d’amours enfiévrées il comprit que l’un des deux était stérile et ils se soumirent chacun à des examens sévères à l’hôpital de la Salpêtrière, où il avait fait son internat. Cependant, alors qu’ils s’y attendaient le moins et sans aucune médiation scientifique, le miracle eut lieu. À la fin de l’année suivante, lorsqu’ils rentrèrent chez eux, Fermina Daza était enceinte de six mois et se croyait la femme la plus heureuse de la terre.
L’enfant qu’ils avaient tant désiré naquit sans histoires sous le signe du Verseau, et ils lui donnèrent le nom du grand-père mort du choléra.
Il était impossible de savoir ce qui, de l’Europe ou de l’amour, les avait changés car les deux événements avaient eu lieu dans le même temps. Tous deux étaient différents, au fond d’eux-mêmes et aux yeux de tous, et c’est ce que comprit Florentino Ariza lorsqu’il les vit à la sortie de la messe deux semaines après leur retour, en ce dimanche de malheur. Ils étaient revenus avec une nouvelle conception de la vie, pleins des nouveautés du monde et prêts à diriger. Lui, avec les primautés de la littérature, de la musique et surtout de sa science. Il avait souscrit un abonnement au Figaro pour ne pas perdre le fil de la réalité et un autre à la Revue des Deux Mondes pour ne pas perdre celui de la poésie. De plus il avait passé un accord avec son libraire de Paris pour recevoir les nouveautés des écrivains les plus lus, dont Anatole France et Pierre Loti, et de ceux qu’il préférait, Remy de Gourmont et Paul Bourget entre autres, mais surtout pas d’Émile Zola qui lui semblait insupportable en dépit de sa courageuse intervention dans le procès Dreyfus. Le même libraire avait promis de lui envoyer par courrier les nouveautés les plus séduisantes du catalogue de Ricordi, en particulier de musique de chambre, afin qu’il pût conserver le titre bien gagné par son père de premier promoteur de concerts de la ville.
Fermina Daza, toujours à contre-pied des canons de la mode, emporta six malles de vêtements d’époques différentes car ceux des grands couturiers ne l’avaient pas convaincue. Elle était allée aux Tuileries, en plein hiver, pour le lancement de la collection Worth, l’inéluctable tyran de la haute couture, et tout ce qu’elle en avait rapporté était une bronchite qui l’avait clouée au lit pendant cinq jours. Laferrière lui sembla moins prétentieux et moins vorace, mais elle prit la sage décision de vider les boutiques de soldes de ce qui lui plaisait le plus, en dépit de son époux atterré qui jurait que c’étaient des vêtements de morts. Elle rapporta aussi une grande quantité de chaussures italiennes démarquées qu’elle préféra aux extravagants et célèbres modèles de Ferry, et une ombrelle de Dupuy, rouge comme l’enfer, qui fit couler à flots l’encre de nos timorés chroniqueurs mondains. Elle n’acheta qu’un seul chapeau à Mme Reboux, mais en revanche elle remplit une malle de grappes de cerises artificielles, de bouquets de toutes les fleurs en tissu possibles et imaginables, de brassées de plumes d’autruche, de bonnets en plumes de paon, de queues de coqs asiatiques, de faisans entiers, de colibris et d’une innombrable variété d’oiseaux exotiques disséqués en plein vol, en plein cri, en pleine agonie : tout ce qui au cours des vingt dernières années avait servi à ce que les mêmes chapeaux parussent autres. Elle rapporta une collection d’éventails de divers pays du monde, un différent et approprié pour chaque occasion. Elle rapporta une essence troublante choisie entre toutes à la parfumerie du Bazar de la Charité avant que les vents du printemps ne balayassent ses cendres, mais elle ne l’utilisa qu’une fois parce qu’elle ne se reconnut pas dans ce nouveau parfum. Elle rapporta aussi un étui à cosmétiques, dernière nouveauté sur le marché de la séduction, et elle fut la première femme à l’emporter à ses soirées quand le simple fait de se remaquiller en public était considéré comme indécent.
Mais surtout ils rapportaient trois souvenirs impérissables : une première sans précédent des Contes d’Hoffmann à Paris, l’incendie épouvantable de presque toutes les gondoles de Venise devant la place Saint-Marc, auquel ils avaient assisté le coeur douloureux depuis la fenêtre de leur hôtel, et la vision fugace d’Oscar Wilde dans la première neige de janvier. Mais parmi tous ces souvenirs et de beaucoup d’autres encore, le docteur Juvenal Urbino en conservait un qu’il regretta toujours de n’avoir pu partager avec sa femme car il datait de son époque d’étudiant célibataire à Paris. C’était le souvenir de Victor Hugo qui jouissait ici d’une célébrité émouvante en marge de ses livres car quelqu’un avait déclaré qu’il avait dit, sans que nul ne l’eût en réalité entendu, que notre Constitution était faite pour un pays d’anges et non pour un pays d’hommes. Depuis, on lui vouait un culte spécial, et la plupart des nombreux compatriotes qui se rendaient en France eussent donné n’importe quoi pour le voir. Une demi-douzaine d’étudiants, et parmi eux Juvenal Urbino, montèrent un temps la garde devant sa demeure de l’avenue d’Eylau et dans les cafés où l’on disait qu’il ne manquait pas de venir et ne venait jamais, et à la fin sollicitèrent par écrit une audience privée au nom des anges de la Constitution du Rio Negro. Ils ne reçurent jamais de réponse. Un jour que Juvenal Urbino passait par hasard devant le jardin du Luxembourg, il le vit sortir du Sénat au bras d’une jeune femme. Il lui parut très vieux, se déplaçant à grand-peine, la barbe et les cheveux moins radieux que sur ses portraits, portant un par-dessus qui semblait appartenir à quelqu’un de plus corpulent que lui. Il ne voulut pas gâcher son souvenir par un salut impertinent : cette vision presque irréelle lui suffit et devait lui suffire toute sa vie. Lorsqu’il retourna à Paris, marié et en condition de lui rendre une visite plus formelle, Victor Hugo était mort.
En guise de consolation, Juvenal et Fermina emportaient le souvenir partagé d’un après-midi de neige, lorsque les avait intrigués un groupe de personnes qui défiait la tourmente devant une petite librairie du boulevard des Capucines. À l’intérieur se trouvait Oscar Wilde. Lorsqu’il sortit enfin, fort élégant il est vrai, mais sans doute trop conscient de l’être, le groupe l’entoura pour lui demander de signer ses livres. Le docteur Urbino s’était arrêté dans le seul but de le voir, mais son impulsive épouse voulut traverser le boulevard pour qu’il signât la seule chose qui lui sembla appropriée faute de livre : son beau gant de gazelle, long, lisse, doux et de la même couleur que sa peau de jeune mariée. Elle était sûre qu’un homme aussi raffiné apprécierait un tel geste. Mais son mari s’y opposa avec fermeté, et alors qu’elle insistait en dépit de ses arguments, il ne se sentit pas capable de survivre à la honte.
« Si tu traverses la rue, lui dit-il, en revenant tu me trouveras mort. »
C’était chez elle un élan naturel. En moins d’un an de mariage elle se déplaçait dans le monde avec la même aisance qu’enfant dans le mouroir de San Juan de la Ciénaga, comme pourvue d’un don qu’elle eût reçu à la naissance. Elle avait une facilité pour approcher les inconnus qui laissait perplexe son mari, et un mystérieux talent pour s’entendre en espagnol avec qui que ce fût et où que ce fût. « Les langues, disait-elle avec un rire moqueur, il faut les savoir quand on veut vendre quelque chose. Mais quand on veut acheter, tout le monde comprend de toute façon. » Il était difficile d’imaginer quelqu’un qui pût s’adapter avec tant de rapidité et d’enthousiasme à la vie quotidienne de Paris qu’elle apprit à aimer dans son souvenir en dépit de ses pluies éternelles. Cependant, lorsqu’elle rentra chez elle, étourdie par tant d’expériences conjuguées, fatiguée de voyager et à demi somnolente à cause de sa grossesse, la première question qu’on lui posa au port fut ce qu’elle pensait des merveilles de l’Europe, et elle résuma seize mois de bonheur en quatre mots de son jargon clandestin :
« Y a pas de quoi en faire un plat. »